Je repense à ce regard pathologique, à cet ethno-masochisme occidental, celui que j'illustrais tantôt avec Sartre ou Badiou appelant à tuer les siens ou à la disparition de sa propre culture.
Il y a bien sûr cette singularité de la civilisation Occidentale consistant à décentrer son regard pour se voir soi-même ou pour voir les autres. Ce qui ne signifie pas que d'autres hommes appartenant à d'autres civilisations n'aient pas eu la même approche, mais de façon contingente, contrairement aux européens dont il me semble que c'est une constante. Hérodote, dans son Enquête, dans ce premier travail d'historien voyageant en Méditerranée Orientale et contant les guerres Médiques ou son voyage en Cyrénaïque ou, plus tard, Thucydide relatant factuellement la lutte à mort entre cités rivales grecques, ont ce regard excentré, cette curiosité envers l'Autre, envers le barbare.
« Hérodote d'Halicarnasse présente ici les résultats de son Enquête afin que le temps n'abolisse pas le souvenir des actions des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l'oubli ; il donne aussi la raison du conflit qui mit ces deux peuples aux prises. ». Hérodote, Enquête.
Mais Hérodote comme Thucydide, bien qu'acceptant de décentrer leur regard et leur être, ne versent pas dans l'ethno masochisme d'un Badiou, d'un Sartre ou du journaliste progressiste moyen en Occident. Pourquoi les occidentaux sont-ils les seuls à ressasser les crimes commis par leurs ancêtres ? Pourquoi aucun africain, n'écrivit-il jamais l'histoire des royaumes négriers d'Oyo ou d'Abomey ? Pourquoi l'histoire de la traite esclavagiste Orientale n'a jamais été écrite par un arabo-musulman ? Pourquoi aucun maghrébin ne demande-t-il réparation aux arabes pour les avoir colonisés depuis quatorze siècles, et pourquoi nul chef d'état Espagnol n'a-t-il jamais demandé réparation pour sept siècles de colonisation Maure ? Génocides, meurtres de masse, gestes coloniales, écrasement de minorités, déportations, ethnocides sont le lot commun de toutes les civilisations depuis les origines mais seuls les occidentaux s'en soucient. Pourquoi seuls des Britanniques sont-ils capables de s'enchaîner et de demander pardon aux descendants de victimes de la traite triangulaire alors qu'ils n'y sont strictement pour rien ?Curieusement, l'Europe est sans doute une des aires civilisationnelles qui accueille le plus d'étrangers (« migrants » dans la novlangue moderne) sur son sol et qui se montre la plus accueillante et généreuse pour ceux qui choisissent d'y vivre, mais ça n'est pas le terme de xénophilie qui est sur toute les lèvres mais celui de xénophobie. Comme un paradoxe, à mon avis. Nombre de contempteurs d'une europe occidentale soi disant xénophobe faisant d'ailleurs souvent référence au terme d'Europe citadelle, sous entendant une volonté et une politique (à mon avis imaginaire) de fermeture inconditionnelle de nos territoires aux étrangers. J'aimerais être plus érudit pour voir les choses de plus haut mais j'ai l'impression, au contraire que, pour le meilleur comme pour le pire, les européens et l'Europe -au sens culturel, civilisationnel- se distinguent donc au contraire par une ouverture, une curiosité sans pareille vis-à-vis de l'altérité ; d'Hérodote visitant le monde barbare, les Jardins de Babylone, à Neil Armstrong en passant par Marco Polo et Colomb. En bon lecteur de Jared Diamond, j'ai -aussi- tendance à considérer que plus une civilisation est riche et puissante, plus elle a tendance à produire des hommes aventureux, des bateaux pour naviguer loin et des armes pour asseoir leur domination...Il n'empêche, c'est le destin, le fatum, des occidentaux.
Or, pas besoin de lire Lévi-Strauss (c'est mieux quand même) pour comprendre que, pour survivre, c'est-à-dire se conserver dans le changement, une culture a toujours recours à une certaine xénophobie, tout au moins un certain ethnocentrisme.
« (...) Nulle inconséquence, pourtant, ne saurait être reprochée à Lévi-Strauss. On ne voit pas par quel enchantement des hommes enfoncés chacun dans sa culture seraient saisis d'une passion spontanée pour les genres de vie ou les formes de pensées éloignées de leur tradition. Si, d'autre part, la richesse de l'humanité réside exclusivement dans la multiplicité de ses modes d'existence, si l'honneur d'avoir crée les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie, ainsi que l'écrit Lévi-Strauss et comme le disent en d'autres termes les grandes professions de foi de l'UNESCO, alors la mutuelle hostilité des cultures est non seulement normale mais indispensable. Elle représente le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se conservent et trouvent dans leurs propres fonds, les ressources nécessaires à leur renouvellement. » (La défaite de la pensée, A Finkielkraut, 1987.).
« Le prix à payer »...Comment les européens ont-ils oublié cela ? Mystère.
Cette xénophilie européenne alliée à un certain ethno masochisme, me parait, avant tout, être le propre d'un ethno centrisme dévoyé, d'une croyance irrationnelle en la singularité -cette fois au sens de supériorité- de la culture occidentale Européenne; je m'explique : pétris d'universalisme, les européens sont sans doute les seuls au monde à considérer que mettre leur propre culture en retrait et survaloriser celle de l'étranger est la meilleur façon de transmettre (si cela est encore possible) et de faire vivre une tradition culturelle millénaire. Ils sont sans doute seuls au monde à considérer que faire venir sur leur sol des millions d'étrangers en leur enjoignant de ne point abandonner leur culture et de « vivre chez nous comme chez eux » et que, dans le même mouvement, stigmatiser toute manifestation d'une culture autochtone européenne, tout enracinement européen, puisse se terminer autrement qu'en guerre de tous contre tous. Mais peut-être est-ce une ruse de l'Histoire:
« C'est Nietzsche qui écrit dans La volonté de puissance que l'Europe malade trouve un soulagement dans la calomnie. Mais il se pourrait bien que le masochisme européen ne soit qu'une ruse de l'orgueil occidental. Blâmer sa propre histoire, fustiger son identité, c'est encore affirmer sa supériorité dans le Bien. Jadis l'occidental assurait sa superbe au nom de son dieu ou au nom du progrès. Aujourd'hui il veut faire honte aux autres de leur fermeture, de leur intégrisme, de leur enracinement coupable et il exhibe sa contrition insolente comme preuve de sa bonne foi. Ce ne serait pas seulement la fatigue d'être soi que trahirait ce nihilisme contempteur mais plus certainement la volonté de demeurer le précepteur de l'humanité en payant d'abord de sa personne. Demeurer toujours exemplaire, s'affirmer comme l'unique producteur des normes, tel est son atavisme. Cette mélodie du métissage qu'il entonne incessamment, ce ne serait pas tant une complainte exténuée qu'un péan héroïque. La preuve ultime de sa supériorité quand, en effet, partout ailleurs, les autres érigent des barrières et renforcent les clôtures. L'occidental, lui, s'ouvre, se mélange, s'hybride dans l'euphorie et en tire l'argument de son règne sur ceux qui restent rivés à l'idolâtrie des origines. Ce ne serait ni par abnégation, ni même par résignation qu'il précipiterait sa propre déchéance mais pour se confondre enfin intégralement avec ce concept d'humanité qui a toujours été le motif privilégié de sa domination... Il y a beaucoup de cabotinage dans cet altruisme dévergondé et dominateur et c'est pourquoi le monde du spectacle y tient le premier rôle... » (Pierre Bérard, entretien avec Julien Freund)
Sans doute peut-on retrouver dans cette idéologie égalitaire universaliste et cette xénophilie inconditionnelle la trace de l'eschatologie chrétienne (Babel) sécularisée, devenue religion laïque. En ce sens nombreux sont ceux qui, « attachés dans leur Eglise à tout ce dont celle-ci ne veut plus entendre parler, auront du mal à faire croire que le meilleur moyen d'endiguer la « subversion » est de batailler dans une croyance qui les a déjà abandonnés pour passer à l'ennemi. ». (Alain de Benoist, Droite, l'ancienne et la nouvelle, 1979) Le christianisme en effet, « après avoir été, nolens volens, la religion de l'Occident, après avoir été portée par un esprit, une culture, un dynamisme européens, qui l'avaient précédé de quelques millénaires, le christianisme, opérant un retour aux sources, redécouvre aujourd'hui ses origines. Pour assumer sa vocation universaliste et devenir la religion du monde entier, il entend se « désoccidentaliser ». (...) Nulle idée n'est plus odieuse aux chrétiens que l'idée de patrie : comment pourrait-on servir à la fois la terre des pères et le Père des cieux ? Ce n'est pas de la naissance, ni de l'appartenance à la cité, ni de l'ancienneté de la lignée, que dépend le salut, mais de la seule conformité aux dogmes. Dés lors, il n'y a plus à distinguer que les croyants des incroyants, les autres frontières doivent disparaître. Hermas, qui jouit à Rome d'une grande autorité, condamne les convertis à être partout en exil : « Vous, les serviteurs de Dieu, vous habitez sur une terre étrangère. Votre cité est loin de cette cité. »» (ibid)
Le meilleur, c'est donc bien cette curiosité envers ce qui n'est pas nous, cette ouverture aux autres cultures, aux hommes comme aux idées, cette adaptation permanente qui est un enrichissement et un gage de la survie d'une civilisation. Le pire c'est la disparition de toute conscience identitaire, sinon ethnique, la dissolution dans l'Autre ou le Même et la haine de soi.
« Et le lecteur méditatif songera que la tentation est forte, pour l'Européen lucide de se réfugier dans la posture de l'anarque. Ayant été privé de son rôle d'acteur historique, il s'est replié sur la position du spectateur froid et distancié. L'allégorie est limpide. L'immense catastrophe des deux guerres mondiales a rejeté les Européens hors de l'histoire pour plusieurs générations. Les excès de la brutalité les ont brisés pour longtemps. Comme les Achéens après la guerre de Troie, un certain nihilisme de la volonté, grandeur et malédiction des Européens, les a fait entrer en dormition. A la façon d'Ulysse, il leur faudra longtemps naviguer, souffrir et beaucoup apprendre avant de reconquérir leur patrie perdue, celle de leur âme et de leur tradition. » (Dominique Venner, Ernst Jünger, Un autre destin européen, 2009).