Quand on parle de Garth Ennis, chacun y voit quelque chose de différent. C'est à cela que l'on reconnait les grands auteurs.
Ainsi, ceci n'est pas un article habituel. Vous êtes en train de lire un crossover inter-blogs proposé par les Illuminati. Ce qui suit n'est donc qu'un chapitre d'un tout que vous pourrez découvrir en suivant les liens spécifiés à la fin de ce texte. Chacun d'entre nous a eu pour consigne d'écrire ce qu'il appréciait (ou n'appréciait pas) chez l'auteur, en espérant que cet hommage vous permettra de découvrir plusieurs facettes d'un même sujet tout en vous confrontant à des sensibilités diverses mais complémentaires...
Une chronique de Vance
Un crossover Illuminati
Me voilà donc à évoquer Garth Ennis. Si mon intention était d’en dresser un portrait exhaustif et d’analyser son style, j’aurais dans ma bibliothèque (qui, enfin, recommence à se garnir, resurgie de l’oubli par la grâce d’un emménagement opportun) toute la série Preacher et les Hitman susnommés ajoutés à ses contributions sur les séries Punisher : Max, Hellblazer et Judge Dredd. Il n’en est rien et je l’avoue sans honte : mes complices de domination occulte du monde sont de bien meilleurs experts que moi.
Néanmoins, Ennis, je connais. Un peu – donc assez. Si je n’ai pas l’heur d’être un lecteur assidu de sa série phare Preacher (co-créée avec Steve Dillon), j’ai pu pénétrer de plain pied dans (une partie de) l’univers déjanté de cet Irlandais par le biais de la série the Boys, toute récente et, de l’aveu même de son créateur, plus extrême que ses précédentes réalisations. La fascination que j’ai éprouvée pour ces histoires débridées m’a ensuite encouragé à lire sa participation à Ghost Rider dans une mini-série intéressante : Trail of tears (et les illustrations baroques de Clayton Crain ne sont pas étrangères à mon acquisition). Le tout avant que ne me tombe sous la main Son of Man, un récit pour la série Hellblazer (mais oui, vous savez, celle dont le héros s’appelle John Constantine !).
Une série en cours, deux mini-séries.
Lorsque, comme moi, on baigne dans la littérature super-héroïque depuis l’enfance, ça déstabilise (un brin). Puis, au-delà de la provocation, on perçoit la culture… et le respect. Ca calme. Né en 1970, Garth Ennis a grandi en plein Silver Age et ses références son nombreuses. The Boys, loin d’être un règlement de comptes trahissant un rejet d’un monde trop rigide à ses yeux, est plutôt une forme d’hommage aux aînés ; si les ligues majeures de héros (copies presque conformes d’une JLA inscrite dans un système à la Authority) apparaissent sclérosées par des traditions inutiles et minées par des contrats de sponsoring plus ou moins officiel, quelques individus ressortent grandis dans cette lie fangeuse de l’humanité. Le tout est de savoir combien de temps ils vont tenir sans être pervertis par un système dont ils ne connaissaient que les apparences : la gloire, la reconnaissance des peuples et les costumes voyants.
Est-ce que pour autant the Boys constitue le creuset ou la synthèse des tendances d’Ennis ? Difficile à dire. Il aime provoquer, certes, et il suffit juste de lire les 4e de couverture de ses autres séries phare pour s’en rendre compte. Provoquer en bouleversant les codes établis, en donnant de grands coups de pied dans la fourmilière du comic-book. Mais a-t-il autre chose à dire qu’à étaler, dans un langage particulièrement fleuri, les dépravations de ceux qui se drapent d’une feinte honnêteté ? N’a-t-il pas d’autre préoccupation que les rites pervers de passage pour accéder au Cénacle des Sept, les indiscutables plus grands super-héros de la Terre ou que la manière dont les prostituées se shootent pour tenir le coup lors d’une partouze avec les Jeunes Teignes, super-groupe d’ados pétant plus haut que leur super-trou du cul ?
Ennis abonde dans la violence et Darrick Robertson colle parfaitement à son style : membres arrachés, corps explosés ou transpercés, viscères projetés, les combats entre « super-slips » (pour reprendre l’expression d’un Billy Butcher à la gueule de Hitman) ne font pas dans la dentelle – on se demande d’ailleurs comment un Doc Octopus fait pour résister à un direct de Spider-Man qui devrait au moins lui démantibuler la mâchoire à chaque fois ! L’étude de mœurs de ces êtres supérieurs (loin de les placer au ban de l’Humanité comme Marvel l’a développé avec les groupes mutants, leurs pouvoirs font de ces super-héros des demi-dieux intouchables, soutenus par le pouvoir en place) trahit d’autres soucis, sur lesquels Garth Ennis se révèle étonnamment pudique. La guerre, par exemple (voir encore Matt pour la partie 3 du crossover). Dans la bouche de Travis Parham, officier confédéré ayant connu l’enfer des combats, sonne un refrain désenchanté :
La guerre est un piège. On s’y engage. L’étau se resserre.
Et le résultat fait honte à Dieu.
On constate ainsi une sorte de désespérance morbide chez Ennis, le sentiment que tout est foutu et que le peuple, maintenu dans l’ignorance, attend uniquement d’être confronté à la Grande Faucheuse, un jour ou l’autre. Ce qui compte, les grands faits qui marquent l’Histoire, est l’apanage des Grands, ces Elus auxquels le sort, la Balance Cosmique ou une divinité quelconque a gratifié d’un don qui les place au-dessus de la mêlée – mais qui les damne tout autant. Super vilains ou justiciers, ils font et défont sans vergogne ce monde dans lequel les besogneux cherchent une place : une bagarre entre ces gars-là se solde par des autobus jetés en pleine face, quand ce ne sont pas des avions ou des immeubles entiers. Les grands conflits armés de jadis se déroulaient sur les champs que les pauvres hères tentaient d’ensemencer et de labourer afin d’en tirer les maigres fruits d’une récolte destinée au seigneur. Rien n’a changé.
Il semble impossible à Garth Ennis de s’accommoder d’un héros franc du collier, propre sur lui, au passé sans ombre et aux vertus indiscutables, un peu comme quand Moorcock créait un prince albinos souffreteux à une époque où les personnages d’heroic fantasy étaient dotés d’une musculature cimmérienne. C’est un peu radical et laisse un goût amer. C’est pourtant salvateur. Passer de Stan Lee à Garth Ennis, c’est faire le grand écart. On n’en est plus à chercher la part d’ombre du héros, mais à tenter de distinguer les bons des mauvais, avant de les renvoyer tous dos à dos et de kiffer grave sa race devant les déviances de tous les protagonistes tordus de ses histoires cauchemardesques (je laisse à Biaze le soin d’en dire encore davantage sur le sujet : voir la partie finale du crossover). Et, franchement, ça fait du bien.
Pour en lire davantage, voici les autres épisodes du cross-over : il vous suffit de cliquer sur les titres pour les découvrir.
Episode 1, par Vance - Garth Ennis : Une vallée de larmes
Episode 2, par Wade - Garth Ennis : Sex Power !
Episode 3, par Matt - Garth Ennis : Irish Bastard
Episode 4, par Biaze - Garth Ennis : Fun & réflexions