Quand on parle de Garth Ennis, chacun y voit quelque chose de différent. C'est à cela que l'on reconnait les grands auteurs.
Ainsi, ceci n'est pas un article habituel. Vous êtes en train de lire un crossover inter-blogs proposé par les Illuminati. Ce qui suit n'est donc qu'un chapitre d'un tout que vous pourrez découvrir en suivant les liens spécifiés à la fin de ce texte. Chacun d'entre nous a eu pour consigne d'écrire ce qu'il appréciait (ou n'appréciait pas) chez l'auteur, en espérant que cet hommage vous permettra de découvrir plusieurs facettes d'un même sujet tout en vous confrontant à des sensibilités diverses mais complémentaires...
Une chronique de Vance
Un crossover Illuminati
Ennis fait mal. Et peur aussi. Enfin, à certains. N’a-t-il pas vu son graphic novel True Faiths retiré des ventes en 1990 sous la pression de biens pensants estimant qu’il ne fallait pas trop titiller les associations religieuses ? Ah mais, quand on naît à Belfast et qu’on choisit l’expression plutôt que la dissimulation, on n’a pas froid aux yeux. Tant mieux pour nous, pour ceux qui apprécient son écriture sans concession, son côté rentre dedans. Tant mieux pour lui aussi, qui s’est vu décerner au moins deux fois un Eisner Award (meilleure série régulière pour Preacher et meilleur épisode pour un Hitman).
Me voilà donc à évoquer Garth Ennis. Si mon intention était d’en dresser un portrait exhaustif et d’analyser son style, j’aurais dans ma bibliothèque (qui, enfin, recommence à se garnir, resurgie de l’oubli par la grâce d’un emménagement opportun) toute la série Preacher et les Hitman susnommés ajoutés à ses contributions sur les séries Punisher : Max, Hellblazer et Judge Dredd. Il n’en est rien et je l’avoue sans honte : mes complices de domination occulte du monde sont de bien meilleurs experts que moi.
Néanmoins, Ennis, je connais. Un peu – donc assez. Si je n’ai pas l’heur d’être un lecteur assidu de sa série phare Preacher (co-créée avec Steve Dillon), j’ai pu pénétrer de plain pied dans (une partie de) l’univers déjanté de cet Irlandais par le biais de la série the Boys, toute récente et, de l’aveu même de son créateur, plus extrême que ses précédentes réalisations. La fascination que j’ai éprouvée pour ces histoires débridées m’a ensuite encouragé à lire sa participation à Ghost Rider dans une mini-série intéressante : Trail of tears (et les illustrations baroques de Clayton Crain ne sont pas étrangères à mon acquisition). Le tout avant que ne me tombe sous la main Son of Man, un récit pour la série Hellblazer (mais oui, vous savez, celle dont le héros s’appelle John Constantine !).
Une série en cours, deux mini-séries.
Dans la première, Ennis décrit le quotidien d’une bande improbable d’agents
officieux chargés de réguler les débordements des super-héros aveuglés par leurs pouvoirs. C’est violent, sanglant, bourré d’humour noir et ça baigne dans le stupre, la luxure et les complots. Et
c’est super jouissif. Certes, ça vole bas, souvent sous la ceinture (domaine que Wade explore dans la 2e partie de ce crossover),
Ennis reprenant ainsi à son compte les interrogations – iconoclastes, à l’époque, mais pertinentes – d’un Philip José Farmer qui se demandait quelle pouvait être la vie ordinaire des héros
de son enfance, si Tarzan et Doc Savage avaient des membres proportionnels à leur musculature et comment ils assumaient leur sexualité (réponse dans l’exubérant la Jungle
nue). De quoi faire pâlir les anciens, offusqués qu’on puisse ainsi dévoiler l’intimité de leurs icônes – et de quoi ravir les plus jeunes, établissant une passerelle entre des personnages
légendaires bien qu’un peu poussiéreux et des préoccupations aussi pragmatiques que modernes. Un dépoussiérage qui n’a donc pas été du goût de tout le monde, mais a ouvert bien des portes. Notre
scénariste issu de la verte Erin (un pays dont l’influence se fait sentir bien plus qu’on ne croit, si l’on s’en réfère au jugement de Matt
dans la 3e partie de ce crossover) n’est pas le premier à s’attaquer ainsi aux super-héros presque statufiés dans leur vertu (Millar avait déjà écorné quelques auras dans le
percutant, habile et retors Wanted). Cependant, il va nettement plus loin, explorant jusqu’aux vices de ces
êtres souvent incapables de concilier pouvoir et responsabilité. Non pas qu’un être doté de facultés surnaturelles soit nécessairement « tordu », névrosé et pervers, mais il semble
partir d’un postulat évident : contrôler tant de puissance a forcément un impact sur la psyché, sur son rapport aux autres. Mieux : le simple fait d’être un « super »
occasionnerait automatiquement un dérèglement tant hormonal que moral, fausserait la perception de son environnement et des conséquences de ses actions et ferait ressortir les travers, les
traumas et autres bizarreries de l’âme humaine. Ennis ne descend pas les super-héros de leurs piédestaux : il les vandalise comme on taguerait un monument antique, il les viole en forçant
leur intimité et leurs souvenirs.
Lorsque, comme moi, on baigne dans la littérature super-héroïque depuis l’enfance, ça déstabilise (un brin). Puis, au-delà de la provocation, on perçoit la culture… et le respect. Ca calme. Né en 1970, Garth Ennis a grandi en plein Silver Age et ses références son nombreuses. The Boys, loin d’être un règlement de comptes trahissant un rejet d’un monde trop rigide à ses yeux, est plutôt une forme d’hommage aux aînés ; si les ligues majeures de héros (copies presque conformes d’une JLA inscrite dans un système à la Authority) apparaissent sclérosées par des traditions inutiles et minées par des contrats de sponsoring plus ou moins officiel, quelques individus ressortent grandis dans cette lie fangeuse de l’humanité. Le tout est de savoir combien de temps ils vont tenir sans être pervertis par un système dont ils ne connaissaient que les apparences : la gloire, la reconnaissance des peuples et les costumes voyants.
Est-ce que pour autant the Boys constitue le creuset ou la synthèse des tendances d’Ennis ? Difficile à dire. Il aime provoquer, certes, et il suffit juste de lire les 4e de couverture de ses autres séries phare pour s’en rendre compte. Provoquer en bouleversant les codes établis, en donnant de grands coups de pied dans la fourmilière du comic-book. Mais a-t-il autre chose à dire qu’à étaler, dans un langage particulièrement fleuri, les dépravations de ceux qui se drapent d’une feinte honnêteté ? N’a-t-il pas d’autre préoccupation que les rites pervers de passage pour accéder au Cénacle des Sept, les indiscutables plus grands super-héros de la Terre ou que la manière dont les prostituées se shootent pour tenir le coup lors d’une partouze avec les Jeunes Teignes, super-groupe d’ados pétant plus haut que leur super-trou du cul ?
Ennis abonde dans la violence et Darrick Robertson colle parfaitement à son style : membres arrachés, corps explosés ou transpercés, viscères projetés, les combats entre « super-slips » (pour reprendre l’expression d’un Billy Butcher à la gueule de Hitman) ne font pas dans la dentelle – on se demande d’ailleurs comment un Doc Octopus fait pour résister à un direct de Spider-Man qui devrait au moins lui démantibuler la mâchoire à chaque fois ! L’étude de mœurs de ces êtres supérieurs (loin de les placer au ban de l’Humanité comme Marvel l’a développé avec les groupes mutants, leurs pouvoirs font de ces super-héros des demi-dieux intouchables, soutenus par le pouvoir en place) trahit d’autres soucis, sur lesquels Garth Ennis se révèle étonnamment pudique. La guerre, par exemple (voir encore Matt pour la partie 3 du crossover). Dans la bouche de Travis Parham, officier confédéré ayant connu l’enfer des combats, sonne un refrain désenchanté :
La guerre est un piège. On s’y engage. L’étau se resserre.
Et le résultat fait honte à Dieu.
Travis Parham est le personnage principal de Ghost Rider : la Vallée des larmes. Une histoire très graphique (Clayton Crain oblige) qui se déroule en pleine Guerre de Sécession. Une histoire de vengeance et de justice, les deux s’opposant, devenant alliées objectives avant de s’opposer à nouveau. Ce qui les sépare est une simple question de points de vue, alors que leurs buts sont les mêmes : punir ceux qui ont fait du tort à des innocents. Quant aux moyens… Que ce soit sur le champ de bataille où les obus pulvérisent les corps des soldats tandis que les officiers généraux sirotent leur bourbon ou bien pour décrire les actes de barbarie accomplis par une bande de sadiques racistes, le duo d’artistes ne lésine pas sur les détails sordides. Le récit est sombre, glauque et poignant. Il sait se ménager quelques moments intenses et quelques envolées lyriques, ce qui donne une histoire dense et somptueuse, peut-être un peu trop délayée mais puissante. On y retrouve les aspects les plus noirs de l’humanité : on pille, on viole, on tue et on détruit à tire-larigot. Et ceux qui osent se dresser devant ces démons humains ne peuvent qu’être maudits à leur tour.
On constate ainsi une sorte de désespérance morbide chez Ennis, le sentiment que tout est foutu et que le peuple, maintenu dans l’ignorance, attend uniquement d’être confronté à la Grande Faucheuse, un jour ou l’autre. Ce qui compte, les grands faits qui marquent l’Histoire, est l’apanage des Grands, ces Elus auxquels le sort, la Balance Cosmique ou une divinité quelconque a gratifié d’un don qui les place au-dessus de la mêlée – mais qui les damne tout autant. Super vilains ou justiciers, ils font et défont sans vergogne ce monde dans lequel les besogneux cherchent une place : une bagarre entre ces gars-là se solde par des autobus jetés en pleine face, quand ce ne sont pas des avions ou des immeubles entiers. Les grands conflits armés de jadis se déroulaient sur les champs que les pauvres hères tentaient d’ensemencer et de labourer afin d’en tirer les maigres fruits d’une récolte destinée au seigneur. Rien n’a changé.
Ce cynisme assez cru dégage parfois donc une certaine poésie, doublée d’une réflexion des plus pessimiste sur l’avenir d’un monde sclérosé par la haine, le mépris et l’indifférence. Dans ces récits, Ennis ne se prive pas pourtant d’instiller une relation plus « saine », d’une naïveté presque déplacée : c’est le p’tit Hughie qui trouve en Annie January/Stella un écho à son propre malaise, une lueur de pureté, une compagne dont l’innocence et la droiture le changent de toutes les perversions auxquelles il a assisté. Ca n’empêchera pas notre scénariste de plonger ce pauvre Hughie dans l’embarras le plus profond au lendemain de sa première nuit avec elle. Une anecdote méchamment drôle qui peut être très mal accueillie. Une provocation permanente absente du Ghost Rider qui s’achève en une conclusion classique mais toujours sombre. Même chose pour Son of Man, où Ennis trimballe notre exorciste new age dans une histoire en lien direct avec un passé trouble : Constantine a fait des conneries, des grosses, et il devra en assumer les conséquences. Même ses rares amis et son assistant devront en faire les frais.
Il semble impossible à Garth Ennis de s’accommoder d’un héros franc du collier, propre sur lui, au passé sans ombre et aux vertus indiscutables, un peu comme quand Moorcock créait un prince albinos souffreteux à une époque où les personnages d’heroic fantasy étaient dotés d’une musculature cimmérienne. C’est un peu radical et laisse un goût amer. C’est pourtant salvateur. Passer de Stan Lee à Garth Ennis, c’est faire le grand écart. On n’en est plus à chercher la part d’ombre du héros, mais à tenter de distinguer les bons des mauvais, avant de les renvoyer tous dos à dos et de kiffer grave sa race devant les déviances de tous les protagonistes tordus de ses histoires cauchemardesques (je laisse à Biaze le soin d’en dire encore davantage sur le sujet : voir la partie finale du crossover). Et, franchement, ça fait du bien.
Pour en lire davantage, voici les autres épisodes du cross-over : il vous suffit de cliquer sur les titres pour les découvrir.
Episode 1, par Vance - Garth Ennis : Une vallée de larmes
Episode 2, par Wade - Garth Ennis : Sex Power !
Episode 3, par Matt - Garth Ennis : Irish Bastard
Episode 4, par Biaze - Garth Ennis : Fun & réflexions