Asensio - Bonnargent - Monti, entretien 5

Publié le 24 mars 2010 par François Monti



La préface de Paméla RamosLa première partieLa deuxième partieLa troisième partie
La quatrième partie
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Monti : Allons, allons, Juan. Que de jolies ficelles ! Tabula Rasa a été ouvert en juin 2005, et j’ai commencé à publier des critiques (musicales à l’époque) sur le net en juillet 2002. Le terrain est glissant. Tout comme celui qui essaie de me faire dire que, par exemple, la Révélation de Jésus Christ ne vaut rien. Rappelons quand même que vous m’aviez suggéré d’aller faire un tour du côté d’un sous-genre de la SF et que mon commentaire sur la littérature post-apocalyptique (post !) le concernait spécifiquement. Je ne le retire d’ailleurs pas : la plupart (emphase sur plupart, je commence à vous connaître) de ces romans sont dépourvus de qualité littéraire et consistent trop souvent en une fuite en avant bêlante tellement liée à l’esprit du temps, sans aucun recul, que ça en devient embarrassant. En ce qui concerne la technique et la science, j’aimerais vraiment bien voir où est la confusion, tiens… Quand mes chers parents ont éteint avec des millions d’autres leurs appareils électriques un soir à 20h, ce n’était pas à cause des éoliennes, ce n’était pas à cause du prix de l’essence : c’était parce qu’on leur avait dit que la science prouvait que notre modèle économique était mauvais pour la planète. Quand des tas de gens sont sortis dans la rue pour manifester pour le climat l’an passé, ce n’était pas la technique qui les faisait sortir, c’était le discours scientifique – politisé et médiatisé, bien entendu. Et même si, lorsque vous dites science, vous pensez science fondamentale, eh bien force est de constater que notre rapport au monde est aussi changé par des choses aussi abstraites : Bartleby lui-même, à son corps défendant, le disait plus haut.Je ne suis pas non plus tenté d’effacer le passé, pas plus que je ne compte faire une sorte de table rase (mais pourquoi prendre le nom de mon ancien blog de façon aussi littérale ?). Bien au contraire, je crois être aussi conscient et imprégné du passé que vous, notre différence résidant peut-être dans le fait que ce passé me sert aussi à voir ce qui du présent est particulier – car, que vous le veuillez ou non, il y a toujours des particularités. Je n’ai jamais dit que telle ou telle série était surgie ex nihilo et était radicalement nouvelle : il est normal que de nombreuses caractéristiques viennent de modèles anciens (ceci dit, Fringe n’est pas une série où il s’agit de lutter contre le mal). Par contre, certaines choses – le rôle ou l’image du scientifique – évoluent et c’est significatif.Nettement plus intéressante me semble votre liste d’auteurs dont je ne pourrais pas dire avec certitude, selon vous, que le travail n’est pas essentiellement métaphysique. Considérons donc que vous avez raison. Je vois dans ces quelques noms des écrivains que vous n’aimez pas. Rappelons que Bartleby, dans l’assertion qui a lancé cette polémique, nous disait que « la métaphysique est au centre des grands livres ». Si, comme vous me le dites maintenant, la métaphysique est aussi au centre des petits livres, si la métaphysique est partout, quelle est donc sa pertinence à l’heure de distinguer ce qui vaut la peine d’être lu ? Vous dites ensuite qu’il n’y a point de critique sans métaphysique. Étant donné mon peu d’intérêt envers celle-ci, je devrais conclure que ce que je fais, c’est peau de balle. Mais non ! Vous me faites l’honneur de préciser ou de sous-entendre qu’il y a une certaine valeur à ma pratique de cet art. De là, deux possibilités : soit la critique sans métaphysique existe, soit ma critique est au moins un peu métaphysique à l’insu de mon plein gré comme l’aurait dit un métaphysicien du deux roues. D’ailleurs, il me semble qu’on peut dire la même chose du roman. Il y a plus qu’une petite différence à placer la métaphysique au centre d’Étoile distante dont Bolaño lui-même a dit qu’il s’agissait d’un travail sur le mal absolu (ce qu’il n’a pas dit ni n’aurait pu dire de sa Littérature nazie en Amérique, c’est évident) et faire de même pour Tristram en parlant des implications de son travail sur la langue. Dans un cas, il s’agit effectivement du cœur du projet, dans le second cas…Je trouve en tout cas très significatif que vous placiez votre foi aussi centralement. C’est plus que légitime, c’est même d’une grande logique. Une « émanation de tout votre être », est-ce que votre lecture peut être autre que religieuse, demandez-vous ? Oui, dure question. Votre postulat de l’origine surnaturelle du langage explique aussi bien des choses. Peut-être que mon absence de foi… Enfin bref : tout est donc métaphysique, que je le veuille ou non. Non, pardon : la métaphysique est le centre de tout. C’est ce que vous me dites. Sans boire, je meurs. Tout ça pour ça. Je vais retourner à Tlön, je crois. Que faire d’autre ? Autant acter ce désaccord fondamental.Passons donc à cette histoire de vérité. Je ne suis pas certain de bien comprendre. A priori, votre assertion est dirigée vers le lecteur mais j’ai l’impression qu’elle concerne l’homme en général aussi. En tant que lecteur, effectivement, il ne peut pas y avoir de vérité dans les romans que je lis. Je reprends l’image de Gass : la fiction est un véhicule bien trop instable pour ça. Je n’attends pas d’un roman qu’il soit traité philosophique ou métaphysique, manuel scientifique, instruction morale ou religieuse, ni qu’il dise la vérité. Je sais que j’ai face à moi une œuvre de fiction, un mensonge qu’un vieux grec dont Bartleby nous rappelle l’existence nous avait déjà annoncé il y a un sacré bout de temps. Espérer qu’un roman nous dise la vérité ? Je ne fais confiance ni au roman, ni a l’auteur qui, dans ce domaine, n’en sait pas nécessairement plus que moi. Par contre, il aura sans doute des choses à me dire sur les perceptions et les représentations puisque le roman est justement une perception, une représentation, une métaphore ou même, selon Gass « un modèle métaphorique de notre monde » qui fonctionne si ses métaphores sont bonnes, si le modèle tient et s’il est cohérent. Cette cohérence, cette vérité est interne à l’œuvre avant d’être liée au monde. Et le bon roman ne saurait être que complexe, nos représentations du monde étant, effectivement, contradictoires et complexes.Faisant, aussi incroyable que ça puisse paraître, une distinction entre le monde de la page et le monde extérieur, je succombe également à la très réactionnaire conviction qu’il y a, en effet, une vérité (qu’elle soit atteignable ou pas, c’est une autre question) et, pire !, que le réel existe. On ne peut pas en dire autant de tout le monde : notre ami Bartleby aime beaucoup la petite phrase de Lacan selon laquelle le réel n’existe pas. La question à 1000 francs, c’est quand même « comment est-ce que le mal peut exister dans un monde qui n’existe pas ? ». Ou la métaphysique.
Bartleby. Je goûte l’ironie de votre propos, François. Même si vous savez pertinemment ce que j’entends par là, je vais m’expliquer : cela nous ramènera au problème de la critique.Lorsque je dis que le réel n’existe pas, cela ne signifie pas que je considère le monde qui nous entoure comme une chimère, une émanation de notre esprit ou quoi que ce soit d’autre. Nous ne sommes pas sur Tlön où vous semblez déjà vous être réfugié, François… Je veux simplement dire que le réel en tant que donnée objective n’existe pas, qu’il n’y a que des points de vue, des perspectives sur le monde. Dieu étant la somme de tous points de vue, le réel n’existerait que s’Il pouvait le percevoir. Hélas, Dieu, à défaut d’être mort, est peut-être encore tout simplement à naître… Le réel n’existe donc pas, mais le monde existe. C’est d’ailleurs pourquoi le laïus de Juan sur la vérité me fait sourire. Une vérité qui ne serait pas la vérité est quand même une vérité. Il ne s’agit pas de sombrer dans un relativisme naïf qui prétendrait que tout se vaut, que tout le monde a raison ou que tout le monde a tort. Il y a des vérités qui restent cependant, au mieux, relatives à nos facultés de percevoir et de connaître. Je ne dis donc pas que rien n’est vrai et, paradoxalement, je vous rejoins, Juan, lorsque vous dites que la question du sens est essentielle et qu’il n’y a pas de littérature athée. L’absence de Dieu est le point de départ de toute littérature, même catholique parce que la littérature est une recherche du sens, même lorsqu’elle fait le constat nostalgique de cette absence comme c’est le cas chez Beckett, par exemple, dont le En attendant God(ot), est, rien que par le titre, si significatif. Et puisqu’il n’y a pas de Vérité, il n’y a pas non plus de vérité de l’œuvre. La vérité de cohérence que vous défendez, François, me semble être une absurdité. S’il suffit à un roman de se tenir, il n’y a plus de critères entre grands et petits livres. La simple cohérence est sans intérêt. Un livre de Gavalda se tient aussi bien que n’importe quelle axiomatique, mais ça ne dit rien. C’est amusant, point barre. Inversement, de très grands livres ne se tiennent pas et je rejoins l’avis de Juan qui, mésinterprétant ce que je disais au départ, défendait l’idée que ce sont souvent des livres ratés. Sans parler des livres inachevés et donc bancals par nécessité, comme L’Homme sans qualités de Musil ou 2666 de Bolaño, les grands livres ont une cohérence très discutable. Virginia Woolf disait d’Ulysse qu’il s’agissait d’un « ratage ». Je suis d’ailleurs persuadé, François, que vous vous êtes mal exprimé à propos de cette idée de cohérence puisque vous parlez en même temps de représentation du monde et de métaphore. Or, de quoi y a-t-il re-présentation si ce n’est du monde ? Et puisque étymologiquement la métaphore est ce qui nous porte (phorein) au-delà (meta), vers quoi sommes-nous portés si ce n’est vers un en dehors du roman ? Cela me rappelle d’ailleurs les Conversations à Buenos Aires entre Borges et Sabato : ils s’accordaient à dire que – c’est Borges qui parle – « il n’y a qu’un cas où une œuvre ne vaut rien : c’est quand elle correspond aux intentions de l’auteur… » Les intentions d’un auteur sont forcément limitées et c’est pourquoi les grands livres excèdent ces intentions et offrent une vision du monde, une perspective nouvelle sur le monde. Sabato, je crois, dit que si Don Quichotte n’avait été, comme le voulait Cervantès, qu’une parodie de roman de chevalerie, ce serait aujourd’hui un livre oublié. Je ne suis pas platonicien et donc pas d’accord avec vous, François : l’art n’est pas un mensonge. Mais je ne suis pas non plus asensien, un roman ne dit pas la vérité. Il est une vérité et lorsque vous dites que « les mots abolissent la si fameuse fracture épistémologique entre les mots et les choses qu’ils désignent », je ne vous suis pas. Pour que cela soit possible, il faudrait supposer un langage originel, celui que Dieu donna à Adam et qui se perdit après l’incident de Babel, ce à quoi je ne saurais souscrire. Les mots d’un grand livre explorent cette fracture qui ne peut être comblée et tentent un dire sur le monde, un dire qui sera livré à l’interprétation du lecteur et plus particulièrement à celle de ce lecteur particulier qu’est le critique. Là est à mon sens, notre tâche : dire ce dire, participer au déchiffrement infini auquel invitent les grands livres. Un petit livre n’a rien à dire ou bien peu. Un grand livre a beaucoup à dire sur le monde. Plus un livre suscite l’interprétation, plus il est grand, plus le critique a du travail. Un grand livre est épuisant parce qu’on ne peut en épuiser le sens. Tous les ans, il y a des centaines de thèses de doctorat écrites sur le Dom Juan de Molière et il y en aura encore parce que ce texte dit une vérité sur la séduction et la foi, sur le rapport entre les deux, mais cette vérité reste inaccessible et chaque critique peut, à partir de son propre point de vue, interpréter le texte de Molière. Nous en revenons ainsi à ce que nous disions au début : chacun trouve dans les livres ce qu’il y cherche : un grand livre est comme le réel, il est une auberge espagnole. Alors certes nous y apportons tout ce que nous voulons, mais nous le faisons parce que les grands livres nous y invitent. Les grands livres sont des auberges qui accueillent toutes les lectures possibles et notre rôle serait de proposer des lectures, non ?
*La sixième (et avant-dernière) partie suivra chez Bartleby ce dimanche.