Je vous encourage également à lire cet article de Bernard Conte, qui illustre comment cette politique, après avoir ravagé les pays pauvres, s'apprête à investir l'Europe. La Grèce constitue à cet égard un test, un premier coup. L'article s'appuie sur des extraits du même rapport.
CENTRE DE DÉVELOPPEMENT DE L'OCDE
CAHIER DE POLITIQUE ÉCONOMIQUE N° 13
La Faisabilité politique de l'ajustement
par
Christian "Nicola" Morrisson
Document intégral sur le site de l'OCDE : http://www.oecd.org/dataoecd/24/23/1919068.pdf
Extraits
Les facteurs politiques de succès
p.17:
Un gouvernement peut difficilement stabiliser contre la volonté
de l'opinion publique dans son ensemble. Il doit se ménager le soutien
d'une partie de l'opinion, au besoin en pénalisant davantage certains
groupes. En ce sens, un programme qui toucherait de façon égale
tous les groupes (c'est-à-dire qui serait neutre du point de vue
social) serait plus difficile à appliquer qu'un programme discriminatoire,
faisant supporter l'ajustement à certains groupes et épargnant
les autres pour qu'ils soutiennent le gouvernement.
p.23-26:
Les dangers du corporatisme
[...] L'histoire récente de pays développés comme
la France et l'Italie montre d'ailleurs que les PED n'ont pas le monopole
des corporatismes. Ce problème se pose surtout dans les entreprises
parapubliques, auxquelles, souvent, le gouvernement veut supprimer les
subventions afin de réduire le déficit budgétaire.
[...]
Ainsi, toute politique qui affaiblirait ces corporatismes serait
souhaitable : d'un point de vue économique, cela éliminerait
des entraves à la croissance et, politiquement, le gouvernement
gagnerait une liberté d'action qui peut lui être précieuse
en période d'ajustement. On objectera que cette politique soulèvera
des résistances, mais il vaut mieux que le gouvernement livre ce
combat dans une conjoncture économique satisfaisante, qu'en cas
de crise, lorsqu'il est affaibli.
Cette politique peut prendre diverses formes : garantie d'un service minimum, formation d'un personnel qualifié complémentaire, privatisation ou division en plusieurs entreprises concurrentes, lorsque cela est possible.
[...]
Si un gouvernement arrive au pouvoir au moment où les déséquilibres
macro-économiques se développent, il bénéficie
d'une courte période d'ouverture (quatre à six mois), pendant
laquelle l'opinion publique le soutient et il peut rejeter sur ses prédécesseurs
l'impopularité de l'ajustement.
Grâce à ce soutien, les corporatismes sont temporairement
affaiblis et il peut dresser l'opinion contre ses adversaires. Après
ce délai de grâce, c'est fini : le nouveau gouvernement doit
assumer en totalité les coûts politiques de l'ajustement,
car il est considéré comme le seul responsable de la situation.
Il a donc intérêt à appliquer sur-le-champ un programme
de stabilisation, tout en reportant la responsabilité des difficultés
sur ses adversaires. Cela suppose une bonne stratégie de communication,
cette stratégie étant une arme importante dans le combat
politique.
Il faut dès l'arrivée au pouvoir insister, voire en exagérant,
sur la gravité des déséquilibres, souligner les responsabilités
des prédécesseurs et le rôle des facteurs exogènes
défavorables, au lieu de tenir un discours optimiste et de reporter
l'heure de vérité. En revanche, dès que le programme
de stabilisation a été appliqué, le gouvernement peut
tenir un discours plus optimiste pour rétablir la confiance (un
facteur positif pour la reprise), tout en s'imputant le mérite des
premiers bénéfices de l'ajustement.
Il est souhaitable, par ailleurs, que le gouvernement suscite rapidement
une coalition d'intérêts qui fasse contrepoids à l'opposition.
C'est le complément indispensable à sa stratégie de
communication et le seul moyen de s'assurer un soutien durable.
L'ajustement apporte des gains aux agriculteurs, aux chefs d'entreprise
et aux travailleurs des industries exportatrices. Un volet social bien
défini peut bénéficier à certains ménages
pauvres en ville. Par ailleurs, si l'on réduit les salaires des
fonctionnaires, des secteurs stratégiques (l'armée ou
la police, par exemple) peuvent être exemptés.
Le gouvernement doit s'efforcer de coaliser ces divers groupes en faveur
de l'ajustement. Il est inévitable que l'opposition tire parti de
la situation pour développer un vaste mouvement des mécontents,
et l'on ne peut appliquer un programme de stabilisation sans léser
les intérêts de salariés du secteur public et parapublic,
de consommateurs urbains, de salariés et de chefs d'entreprise du
secteur moderne. Mais il faut éviter que ce mouvement s'étende
à toute la population urbaine, en se ménageant par des
actions discriminatoires le soutien de divers groupes, afin de constituer
une coalition opposée. Il est souhaitable, par exemple, de limiter
les réductions de salaire aux fonctionnaires civils et d'accorder
une aide bien adaptée à des familles pauvres. Cette stratégie
permet de gagner des soutiens, sans en perdre, puisque beaucoup de fonctionnaires
civils auraient été de toute façon hostiles à
l'ajustement.
En effet, dans beaucoup de pays, l'opposition peut mobiliser facilement
contre des mesures de rigueur une masse de population pauvre, voire misérable,
qui est en permanence, y compris en conjoncture économique normale,
prête à manifester. Il s'agit des habitants des bidonvilles
ou des quartiers pauvres, le plus souvent occupés dans le secteur
informel ou au chômage. Parfois, ils ne bénéficient
même pas des services publics de base (enseignement primaire, services
de santé, voirie, assainissement ou eau). Beaucoup de ces gens ressentent
un sentiment de frustration et d'exclusion par rapport au reste de la population
urbaine. Dès lors, le saccage et le pillage des magasins dans les
quartiers aisés leur permet d'exprimer ce sentiment. Si une mesure
de stabilisation ‹ la coupure des subventions, par exemple ‹ entraîne
une hausse soudaine des prix des denrées courantes, ces populations
vont réagir en manifestant avec violence leur désespoir.
En effet, cette mesure réduit brutalement leur niveau de vie déjà
très bas et arrivés à ce point, les pauvres n'ont
plus rien à perdre. A cela il faut ajouter l'habileté avec
laquelle des partis ou des syndicats d'opposition peuvent attiser le ressentiment
des populations déshéritées. [...]
En principe, le risque de grève est moins dangereux. Il concerne
uniquement les salariés du secteur moderne, qui ne font pas partie
des
classes les plus pauvres. Les grèves ne remettent pas en question
le régime, comme c'est le cas lorsque les manifestations tournent
à l'émeute et débordent les forces de l'ordre. C'est
ce qui explique d'ailleurs l'absence de relation statistique entre grève
et répression. Le gouvernement peut toujours y mettre fin en faisant
des concessions. Toutefois, les grèves comportent un inconvénient
sérieux, celui de favoriser les manifestations. Par définition
les grévistes ont le temps de manifester. Surtout, les enseignants
du secondaire et du supérieur, en faisant grève, libèrent
une masse incontrôlable de lycéens et d'étudiants pour
les manifestations, un phénomène très dangereux,
car dans ce cas la répression peut conduire facilement au drame.
p. 28-29
[...] Enfin, pour éviter les troubles, il est souhaitable
que le gouvernement fasse un effort exceptionnel d'information en expliquant
la raison des hausses, en publiant des listes de prix recommandés,
en effectuant de nombreux contrôles de prix, suivis éventuellement
de poursuites contre les commerçants qui ont augmenté leurs
prix plus que les autres. Ces interventions peuvent paraître plus
spectaculaires qu'efficaces mais, en l'occurrence, seule importe l'image
que donne le gouvernement et non la portée réelle de ses
interventions. Il ne faut pas juger seulement celles-ci en termes techniques
alors qu'elles s'inscrivent dans un combat politique. Le gouvernement peut
aussi financer des mesures compensatrices qui ont un réel impact,
par exemple des repas gratuits dans les écoles primaires des quartiers
populaires.
Une autre mesure politiquement risquée serait de réduire le nombre (ou le montant) des bourses aux lycéens et aux étudiants. Même si cette mesure n'a pas d'effet social négatif, puisque le gouvernement maintient toutes les aides aux enfants de familles pauvres, des risques importants sont pris, car ce groupe est politiquement très sensible, facile à mobiliser, soutenu par les médias et, par principe, proche de l'opposition. Il est donc préférable d'agir prudemment, par exemple en bloquant le montant nominal des bourses malgré l'inflation, ou en ajoutant certaines contraintes administratives. Mais cet exemple prouve que la première précaution à prendre est d'éviter une politique laxiste en période de prospérité, car celle-ci crée des droits qu'il est difficile ensuite de remettre en question.
La réduction des salaires et de l'emploi dans l'administration et dans les entreprises parapubliques figure, habituellement, parmi les principales mesures des programmes de stabilisation. En principe, elle est moins dangereuse politiquement que la hausse des prix à la consommation : elle suscite des grèves plutôt que des manifestations et elle touche les classes moyennes plutôt que les pauvres (il y a peu de fonctionnaires parmi les 40 pour cent les plus pauvres). Mais ce n'est pas parce que cette mesure peut se justifier du point de vue de l'équité qu'elle ne comporte pas de risque politique. En effet, il s'agit de secteurs où la proportion de salariés syndiqués est la plus élevée, où les salariés ne prennent pas de risque en faisant grève comme dans le secteur privé et, enfin, où la grève peut être une arme très efficace : l'économie est paralysée par une grève des transports ou de la production d'électricité ; et l'État est privé de recettes si les agents du fisc cessent de travailler.
La grève des enseignants n'est pas, en tant que telle, une gêne pour le gouvernement mais elle est indirectement dangereuse, comme on l'a noté, puisqu'elle libère la jeunesse pour manifester. Ces grèves peuvent donc devenir des épreuves de force difficiles à gérer.
Certes, le gouvernement peut toujours rétablir le calme en annulant les mesures qui ont déclenché la grève mais, ce faisant, il renonce à réduire le déficit budgétaire. Le gouvernement a toutefois les moyens de faire appel au pragmatisme des fonctionnaires.
Il peut, par exemple, expliquer que, le FMI imposant une baisse de 20
pour cent de la masse salariale, le seul choix possible est de licencier
ou de réduire les salaires et qu'il préfère la seconde
solution dans l'intérêt de tous. Les expériences de
plusieurs gouvernements africains montrent que ce discours peut être
entendu.
[...]
Évidemment, il est déconseillé de supprimer
les primes versées aux forces de l'ordre dans une conjoncture
politique difficile où l'on peut en avoir besoin. Comme on le voit,
pourvu qu'il fasse des concessions stratégiques, un gouvernement
peut, en procédant de manière graduelle et par mesures sectorielles
(et non globales), réduire les charges salariales de manière
considérable. L'essentiel est d'éviter un mouvement de grève
générale dans le secteur public qui remettrait en question
un objectif essentiel du programme de stabilisation : la réduction
du déficit budgétaire.
pp. 30-32
Les mesures de stabilisation peu dangereuses
Après cette description des mesures risquées, on peut, à l'inverse, recommander de nombreuses mesures qui ne créent aucune difficulté politique. Pour réduire le déficit budgétaire, une réduction très importante des investissements publics ou une diminution des dépenses de fonctionnement ne comportent pas de risque politique. Si l'on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse.
On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d'élèves ou d'étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d'inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l'enseignement et l'école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l'établissement voisin, de telle sorte que l'on évite un mécontentement général de la population.
L'intérêt politique de ces mesures ne signifie pas qu'elles sont les plus rationnelles ou les plus justes. La chute des investissements publics aura à terme un impact négatif sur la croissance. De plus, si cette mesure touche des régions rurales pauvres, elle freine la réduction des inégalités de revenus. Du point de vue de l'efficacité, le maintien de la qualité de l'enseignement supérieur peut être préférable à la croissance rapide des effectifs d'étudiants mal formés. Mais le classement des mesures de stabilisation en fonction du risque politique ne relève, ni de l'efficacité, ni de la justice ; il résulte de rapports de force entre les groupes d'intérêt touchés par l'ajustement et un gouvernement en position de faiblesse.
[...] L'autre mesure de stabilisation qui peut être recommandée est une politique monétaire restrictive. Comme celle-ci frappe de manière uniforme tous les revenus et qu'elle a des effets négatifs à la fois différés et indirects (les salariés licenciés par une entreprise en faillite ne manifestent pas contre la Banque centrale), elle comporte peu de risque politique.
[...] Rien n'est plus dangereux politiquement que de prendre des mesures
globales pour résoudre un problème macro-économique.
Par exemple, si l'on réduit les salaires des fonctionnaires, il
faut les baisser dans tel secteur, les bloquer en valeur nominale dans
un autre, et même les augmenter dans un secteur clé politiquement.
Si l'on diminue les subventions, il faut couper celles pour tels produits,
mais maintenir en totalité celles pour d'autres produits. Le souci
du détail ne connaît pas de limite : si les ménages
pauvres consomment seulement du sucre en poudre, on peut augmenter le prix
du sucre en morceaux pourvu que l'on garde la subvention au sucre en poudre.
Ainsi, un programme de stabilisation qui, pour une réduction
donnée du déficit extérieur, minimise les risques
politiques, est la résultante d'un nombre élevé de
mesures choisies en fonction de leur coût politique (ce coût
étant estimé à l'aide d'enquêtes de sondages
ou de rapports des autorités locales), auxquelles il faut ajouter
des campagnes dans les médias, voire des actions spectaculaires,
pour obtenir le soutien de la population et faire contrepoids à
l'opposition qui cherche à exploiter, par tous les moyens, les mécontentements
inévitables que suscite le programme de stabilisation. Cette conclusion
signifie qu'un gouvernement peut échouer de deux manières
: soit il confie à des techniciens compétents la mise au
point du programme et ceux-ci négligent les coûts politiques
; soit des responsables politiques définissent seuls les mesures
en fonction de ces coûts, sans que ce catalogue de mesures soit suffisamment
cohérent et efficace pour rétablir les équilibres
macro-économiques.
pp. 33-35
Mais la réforme la plus souvent nécessaire, et la plus dangereuse, est celle des entreprises publiques, qu'il s'agisse de les réorganiser ou de les privatiser. Cette réforme est très difficile parce que les salariés de ce secteur sont souvent bien organisés et contrôlent des domaines stratégiques. Ils vont se battre avec tous les moyens possibles pour défendre leurs avantages, sans que le gouvernement soit soutenu par l'opinion parce que les bénéfices de la réforme n'apparaîtront qu'après plusieurs années et seront diffus, tandis que les perdants seront touchés immédiatement. Plus un pays a développé un large secteur parapublic, plus cette réforme sera difficile à mettre en oeuvre, le cas limite étant celui des économies socialistes où les dangers sont les plus grands
[...] : par rapport aux pays développés, les gouvernements
des pays en développement ont plus de facilités pour intervenir.
Par exemple, il leur est plus facile de faire dissoudre des piquets de
grève ou de remplacer les grévistes par d'autres salariés.
Il leur est aussi plus facile de réduire le poids de ces entreprises,
par exemple en diminuant le financement des investissements ou en introduisant
des concurrents privés lorsque l'activité le permet.
[...]
Le référendum peut être une arme efficace pour
un gouvernement dès lors qu'il en a seul l'initiative. En effet,
les groupes d'intérêt qui s'opposent à des mesures
d'ajustement défendent souvent des intérêts particuliers
et minoritaires sous le voile de l'intérêt général.
Le recours au référendum pour faire approuver une mesure
précise permet au gouvernement d'expliquer sa politique et de disloquer
une coalition d'opposants.
Original : http://www.cnt-f.org/interco.38/Dossiers/OMC/OCDE_Cahiers13_Machiavel.htm