Alors que Bibi Netanyahou nargue ses protecteurs américains en se butant de façon suicidaire sur la colonisation de Jérusalem-est, un historien israélien juif affirme tranquillement que le peuple juif n’existe pas. Cette affirmation va faire bondir tous les intéressés au sujet, les pro-palestiniens, les gauchistes, les racistes, les antisémites (qui oublient que juifs et arabes sont tous deux sémites par leur langue) – mais aussi les sionistes, les juifs radicaux et le Consistoire de France. Un intéressant débat du ‘Débat’ (revue éditée par Gallimard sous la direction de Pierre Nora) se déploie autour du livre de l’Israélien juif Shlomo Sand, historien. Il a publié une étude polémique traduite en français sous le titre ‘Comment le peuple juif fut inventé’. Les médias à la mode l’ont quasiment passé sous silence, tant l’opinion commune a le préjugé antisioniste, Israël étant devenu le Goliath honni des petits Daoud arabes innocents. Les 45 pages du débat ouvert par ‘Le Débat’ donnent les grandes lignes de la thèse.
Le peuple juif, en tant qu’ethnie, n’existe pas. Selon l’auteur, il s’est construit : par la religion, l’histoire, les traditions. Le retour (l’éternel an prochain à Jérusalem), n’a pas concerné un peuple exilé par les Romains qui se serait miraculeusement conservé « pur » dans la diaspora et que la Shoa aurait incité à revenir sur « sa » terre pour y faire Etat. Shlomo Sand expose que le peuple juif est un peuple façonné par l’histoire, une construction idéologique et un vouloir vivre ensemble – il n’est ni une ethnie, ni une race pure. Il y a d’ailleurs quelque malveillance de la part des gauchistes pro-arabes à considérer aujourd’hui « les juifs » comme une race (honnie et à jeter dehors). C’est reprendre à bon compte les errements idéologiques du nazisme et la hiérarchie très datée des soi-disant « races humaines ». Le Juif n’est pas plus « racialement » juif que l’Américain ou le Français n’est une ethnie issue des Indiens ou des Gaulois. Les mélanges par mariages, émigrations, maladies et aléas historiques, ont fait bon marché du concept de « la race ».
Même Abraham était un converti venu de basse-Mésopotamie selon Maurice-Ruben Hayoun…
Si le sionisme (le retour à Sion) ne peut être justifié par les tests génétiques au nom d’une race qui n’a jamais existé, il n’en est pas illégitime pour cela. Ce qui compte est le projet d’avenir, pas la revendication d’un passé mythique. La volonté de vivre ensemble, selon une culture propre et une religion particulière suffit. Cela voudrait dire qu’Israël n’est pas un Etat raciste (où l’on n’est juif que parce que né d’une mère juive), mais un Etat où la tradition juive religieuse et culturelle se perpétue et où l’on se sent citoyen. Dès lors, tout être humain doit pouvoir devenir citoyen israélien, fût-il arabe musulman ou américain chrétien… Mais ce n’est pas ce que l’Etat d’Israël a décidé : depuis 1967 et la victoire sur les armées arabes coalisées, il s’est plutôt transformé dans un sens réactionnaire. C’est bien ce que Shlomo Sand veut dénoncer par son titre provocateur. Si le demos est devenu ethnos c’est que, selon Denis Charbit, la culture de guerre incessante depuis la création d’Israël en 1948 a désigné l’ennemi : l’arabe. Sand rappelle ironiquement la remarque de Ben Gourion selon laquelle les Palestiniens seraient bien plus proches de l’ethnie juive du temps des Romains que les juifs eux-mêmes, errant depuis 2000 ans…
Le sionisme originel, né au XIXe siècle parmi le courant des nationalités d’Europe centrale, était pacifiste et républicain. Le kibboutz lui-même était la traduction utopique du communautarisme socialiste en vogue dans les villages russes et polonais (Tony Judt). Ce courant n’a pas résisté à la culture de guerre à la fin des années 1960 – et c’est en partie la faute de l’obstination arabe de « rejeter à la mer » les citoyens de l’État d’Israël, créé par l’Organisation des Nations Unis. L’historien Maurice Sartre rappelle que les textes bibliques ne revendiquent nullement la pureté ethnique, notamment après les réformes de Néhémie et d’Esdras vers le Ve siècle avant. Le juif est défini non par sa filiation mais par sa mise en pratique des préceptes de la Loi. La religion est restée longtemps missionnaire et le royaume khazar qui n’a rien d’ethniquement sémite (dont Koestler a parlé dans ‘La treizième tribu’) a probablement été le dernier à se convertir au judaïsme, au VIIe siècle après. La diaspora, obligeant à vivre parmi d’autres religions, a établi la Séparation sous le prétexte (qui revient dans nos mœurs de crise) qu’on fait plus confiance à sa sœur qu’à sa cousine, à sa cousine qu’à la voisine et à la voisine qu’à l’étrangère…
Il y a donc toute une mythologie, construite et savamment entretenue, pour « justifier » des droits qui seraient historiques sur la terre d’Israël. Mais l’histoire n’est pas l’ethnie. L’Exil, la pureté ethnique, le mythe du Retour, sont de l’idéologie. Le seul droit d’Israël d’exister est un fait (l’achat de terre par les sionistes depuis la fin du XIXe) et une décision des Nations Unies (en 1948). Shlomo Sand : « Israël peut revendiquer aujourd’hui le droit à l’existence uniquement en faisant valoir qu’un processus historique douloureux a abouti à la création d’un Etat, et que toute tentative de le remettre en question engendrerait de nouvelles tragédies. » Mais il distingue soigneusement communauté et société : la communauté (ethnique, repliée sur elle-même, hiérarchisée organiquement par la religion) est une impasse archaïque qui entretient la guerre ; la société (par adhésion volontaire sous la forme du contrat social, démocratique avec un citoyen une voix) est la modernité, seule à même de conduire à la paix. Il appelle Israël à revenir sur sa dérive de ces quarante dernières années dont Netanyahou est aujourd’hui l’otage.
Dans le même numéro mais hors débat, Ran Halévi montre les dangers de la proportionnelle intégrale en Israël, en apparence démocratique mais en fait communautariste. Un gouvernement, pour avoir une minorité capable de gouverner, doit flatter les partis religieux intégristes et assurer des subventions aux écoles rabbiniques (où les programmes de modernité sont absents), de confortables allocations familiales (poussant à faire des enfants pour ne plus travailler) et des exemptions d’armée (qui sont l’antithèse des devoirs du citoyen) !
Des réflexions qui ont de quoi faire sortir la question des sempiternelles vengeances croisées, fondées sur des certitudes mythologiques ou pseudo-raciales. Nous qui sommes extérieur à ces cultures arabe et juive, qui n’avons pas eu ni la tentation du kibboutz ni celle de prendre parti sur la question proche-orientale, nous apprécions cet air frais qui incite à penser plutôt qu’à frapper, à lire plutôt qu’à glapir. C’est tellement rare par les temps qui courent…
Shlomo Sand et cinq débateurs, revue ‘Le Débat’ n°158, janvier-février 2010, Gallimard, 16.63€