Tableau de F. Tabak
Le livre
L'auteur
Deux femmes et l’Amour dans Le Rouge et le Noir.
Contrairement à Françoise Sagan, j’adore Julien Sorel. Comme personnage de roman. Il est génialement névrosé et profondément complexé par ses origines paysannes qu’il n’aura de cesse de vouloir transcender, dévoré par une ambition et un ego particulièrement développés (il a pour modèle Napoléon !). C’est le point de départ qui l’amène vers deux femmes qui constitueront l’alpha et l’oméga de son éducation sentimentale : une fois le vrai amour trouvé et compris, il sera trop tard pour lui.
Tout d’abord, il trouve en Mme de Rênal une première proie bien charmante qu’il se défie de conquérir. L’âme tendre de la femme du maire médiocre ne tarde pas à se rendre au jeune homme, malgré ses remords initiaux. Lorsqu’elle se rend à lui, elle le fait totalement, entièrement : “Aucune hypocrisie ne venait altérer la pureté de cette âme naïve, égarée par une passion qu’elle n’avait jamais éprouvée”. Mais Julien, aveuglé par ses complexes, ne se satisfait pas de cette réussite. Il a trop de problèmes avec lui-même pour voir l’autre.
Il passe alors à la phase du désir triangulaire si bien expliqué par René Girard (dans Mensonge romantique et vérité romanesque) à travers la passion qu’il va croire nourrir pour Mathilde de La Mole, une noble courtisée par d’autres, mieux nés que lui, bref, la proie la plus difficile et donc la plus gratifiante. L’ironie de Stendhal est délicieuse pour expliquer la naissance de cette fausse passion qui conduira à de vraies larmes :
“Il excitait son imagination plus qu’il n’était emporté par son amour. C’était après s’être perdu en rêveries sur l’élégance de la taille de Mlle de La Mole, sur l’excellent goût de sa toilette, sur la blancheur de sa main, sur la beauté de son bras, sur la disinvoltura de tous ses mouvements, qu’il se trouvait amoureux.”
Et après une cour compliquée et pleine de défiance mutuelle, la froide Mathilde de la Mole lui cède à son tour, en l’implorant de la manière la plus abandonnée pour elle : “Ah ! Pardon, mon ami, ajouta-telle en se jetant à ses genoux, méprise-moi si tu veux, mais aime-moi, je ne puis plus vivre privée de ton amour. Et elle tomba tout à fait évanouie.”
La vanité de Julien est enfin comblée : “La voilà donc, cette orgueilleuse, à mes pieds ! se dit Julien.”
Mais, c’est bel et bien Mme de Rênal, dans sa simplicité, qui l’aimait vraiment, mais cela, il ne l’apprendra qu’en même temps que la date de son exécution, enfin délivré du regard des autres, dans sa cellule. Pour preuve de cet amour véritable : la lettre qu’écrit Mme de Rênal, folle de jalousie, pour saboter l’union de Mathilde avec Julien, geste bas, mais dicté par une passion réelle. Et en suivant, le geste de folie de Julien qui croit tout perdre, alors que c’est en signant son arrêt de mort qu’il trouvera l’amour. C’est dans sa cellule qu’ils se retrouveront et s’aimeront enfin en même temps, enfin sereinement : “Je serais mort sans connaître le bonheur, si vous n’étiez venue me voir dans cette prison” lui dit-il, sincèrement, enfin sans calcul.
Mathilde, quant à elle, continua d’aimer passionnément Julien, et joua son rôle d’héroïne tragique jusqu’au bout : elle emporta la tête de Julien, décapité, et, dans une petite grotte illuminée de milliers de cierges, elle “parut au milieu d’eux (des prêtres et des badauds) en longs vêtements de deuil, et, à la fin du service, leur fit jeter plusieurs milliers de pièces de cinq francs.”
Mme de Rênal, dans l’ombre, modestement, se contenta de mourir “trois jours après Julien”, “en embrassant ses enfants”.