53,64 % au premier tour, 49,5 % au second tour. Alors que le résultat des élections régionales 2010 s'inscrit dans la continuité de 2004, l’abstention est le fait à retenir. Certes, ce n’est pas un record, car celui du référendum du 24 septembre 2000 sur le quinquennat ne semble pas près d’être battu (69,8 %). Pourtant, la situation est inquiétante. Parmi toutes les élections, seules les européennes avaient jusqu’ici vu le nombre de non-votants dépasser celui des votants. En revanche, presque toutes les échéances électorales ont battu des records d’abstention dernièrement : celle des régionales 2010 est donc la plus forte depuis leur première tenue en 1986, celle des municipales de 2008 n’avait également jamais été aussi forte (35,5 % au premier tour), de même pour les législatives de 2007 (39,6 % au premier tour, 40 % au second). Seules les présidentielles résistent, signe d’un intérêt plus fort pour cette échéance quasi-rituelle de la Ve République. Mais les 16 % d’abstention de 2007 doivent aussi beaucoup aux conséquences hors de proportion de l’abstention observée en 2002 (28,4 %).
En politique, on n’aime pas les non-votants. Ne pas voter, ce n’est pas seulement s’abstenir, mais c’est, dit-on, devenir un « abstentionniste ». La forme en « isme » suppose une habitude, une doctrine, un système. Ne pas faire le geste de voter, c’est donc, dans le langage de la presse ou des partis, implicitement, mettre en danger le système électoral. Voilà pourquoi les « abstentionnistes » déchaînent la passion d’un bord comme de l’autre, amenant François Fillon a déclarer qu’« il faut aller les chercher », et Martine Aubry à renchérir par une tentative de culpabilisation dont l’efficacité s’est révélée nulle : « Si vous vous abstenez, Nicolas Sarkozy ne va, lui, pas s'abstenir ».
Une hausse inéluctable ?
Pourtant, l’abstention de l’électorat est tout sauf un fait homogène. Il est vrai que les classes sociales les plus aisées et les plus éduquées ont tendance à voter plus, et que, comme le rappelle Daniel Gaxie, « les segments de la population les plus enclins à l'abstention sont ceux qui cumulent les handicaps sociaux les plus divers »1. Le contexte de crise figure pour certains observateurs parmi les facteurs de l’abstention. Pourtant, l’abstention atteint aussi près de 50 % dans les quartiers les plus huppés de Paris, par exemple, avec, au second tour, 47,32 % de non-votants dans le VIIe arrondissement, et 50,74 % dans le XVIe2.
De fait, l’augmentation du taux d’abstention est observée de longue date, dans tous les pays disposant de façon stable de formes politiques comparables aux institutions françaises, et sans que les périodes économiquement florissantes n’inversent la tendance. L’abstention aux élections présidentielles américaines est ainsi demeurée sous la barre des 50 % jusqu’en 1988 où elle l’a presque atteinte (49,89 %) avant de la dépasser en 1996 (51 %).
Et l’abstention est bien une menace. L’intérêt qu’accordent les élus à ce sujet en témoigne, même lorsque cette abstention peut jouer en leur faveur (on a ainsi entendu les représentants du Front national s’en inquiéter ces dernières semaines). Lorsqu’une minorité d’électeurs se déplace, c’est la légitimité des candidats dans leur ensemble qui est remise en cause, et celle des partis, qui ne remplissent dès lors plus la mission que leur confie la Constitution de 1958. Celle-ci précise en effet en son article 4 que « les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage », c’est à dire qu’ils doivent constituer le relais efficace de la volonté des citoyens. L’abstention est d’une certaine façon le seul élément de contrôle sur l’accomplissement de cette mission.
Le piège du vote obligatoire
Face à ce retour de l’abstention, une proposition revient pourtant régulièrement au premier plan : le vote obligatoire. Car la devise inscrite sur la carte d’électeur français n’a pas d’autre poids que celui des mots : « Voter est un droit, c’est aussi un devoir civique ». Ne pas voter est une incivilité, mais ne porte atteinte à aucun principe juridique et ne constitue à ce titre pas un délit3. Il l’est dans certains pays étrangers où il peut être puni d’une amende, par exemple en Belgique, en Suisse, en Turquie, en Australie, au Brésil ou en Argentine.
Or, certains suggèrent en France que ce « délit d’abstention » soit créé, et parmi eux, ces derniers jours, on a pu remarquer des politiques de gauche (Laurent Fabius) et de droite (Gérard Longuet), mais aussi l’éditorialiste Alain Duhamel dans une tribune parue dans Libération4. Déplorant ce qu’il appelle « une humiliation pour le monde politique », y voyant la pratique d’un citoyen contaminé par « le règne du libéralisme, de l’individualisme, du consumérisme », Alain Duhamel pose lui aussi une question simple : « peut-il exister une démocratie légitime sans électeur ? »Mais d’autres questions devraient se poser logiquement à sa suite, qu’Alain Duhamel néglige hélas. Peut-il exister une démocratie légitime si l’élection n’est plus un droit mais une obligation ? Si ce seul instrument de pression sur les partis politiques, afin que ceux-ci s’efforcent de rester au contact des besoins des citoyens, disparaît ? Comment admettre que la loi, expression de la volonté générale, pourrait imposer de voter, dans un pays où l’abstention dépasse désormais régulièrement la moitié du corps électoral ? De fait, la liste des pays appliquant l’obligation de vote devrait être examinée de plus près. La Belgique, par exemple, a adopté cette obligation en 1894 afin de réduire le risque que certains électeurs soient incités, par exemple financièrement, à ne pas voter. Dans les faits, les amendes prévues (jusqu’à 125 € en cas de récidive) ne sont que très rarement appliquées, ce que M. Duhamel oublie de préciser. En Suisse, l’obligation n’existe que dans un canton. En Grèce, en Inde, en Italie, le vote obligatoire a été supprimé dans les textes ou dans les faits. L’obligation de voter n’est pas autre chose qu’un pis-aller, une facilité qui permettrait d’épargner aux partis politiques aussi bien qu’au déroulement de certains scrutins une nécessaire remise en question.
Comment assurer le droit de vote
Pourtant, des solutions existent. Des remèdes techniques, d’abord, qui permettraient de limiter une cause d’abstention que l’on oublie un peu trop facilement : l’empêchement de voter, en raison d’obligations professionnelles ou familiales par exemple. Si le scrutin présidentiel américain a connu en 2008 un chiffre de participation qui n’avait pas été observé depuis 1964 (61 %), ce n’est en effet peut-être pas seulement par le seul effet Obama. Car pour la première fois, les États-Unis ont en effet appliqué le vote anticipé, dans les trente-quatre États qui l’avaient décidé. Ainsi, le jour solennel de l’élection, un électeur sur trois avait en réalité déjà voté. Selon les États, les électeurs pouvaient ainsi exprimer leur volonté dans les jours précédents, par correspondance ou dans des bureaux de vote spéciaux, et en général sans avoir à justifier de motifs impérieux pour leur absence.
Mais les États-Unis ne font en cela que suivre une pratique déjà établie dans plusieurs pays, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, mais aussi, en Europe, la Suède où des bureaux sont ouverts jusque dans les supermarchés, l’Allemagne, et la Suisse. Une situation qui contraste avec la France, où les bureaux de vote sont moins nombreux au fil des décennies, et où une participation forte impose parfois de longues files d’attente, comme pour les présidentielles de 2007. Le vote anticipé, le vote par correspondance, voire le vote électronique : des solutions simples et d’autant plus impératives qu’elles n’auraient pas pour objectif de « combattre l’abstention », mais bien d’assurer l’application la plus large du droit de vote.
Par ailleurs, comme le rappelle John Rawls évoquant le « Principe de participation »5, le droit de participer au vote, comme à l’ensemble du processus électoral et de la vie politique, n’existe pas si les institutions ne visent pas effectivement à garantir le self-government, le gouvernement du peuple par lui-même. Or, cela n’est pas le cas. D’abord parce que l’égalité des électeurs devant les enjeux électoraux n’est pas assurée. Pour les élections régionales, on peut ainsi parier qu’une minorité d’électeurs seulement pourrait honnêtement affirmer connaître précisément les compétences d’une région, son fonctionnement institutionnel ou encore sa situation budgétaire. Mais aussi parce que la forme même du scrutin est bien souvent défectueuse. C’est là encore le cas pour les élections régionales, en particulier depuis l’invention d’un scrutin proportionnel à deux tours, oxymore électoral appliqué depuis 2004.
À geste politique, réponse politique
Mais il importe surtout de ne pas oublier que l’abstention choisie est bien un geste politique. L’interdire reviendrait donc logiquement à supprimer une liberté politique : la liberté de ne pas voter. À ce sujet, la prise en compte du vote blanc est aussi une piste souvent évoquée, mais son application éventuelle demeure confrontée à une impasse assez claire (qui est élu par les voix « blanches » ?). Pourtant, le respect du geste politique d’abstention n’est guère à l’ordre du jour. À gauche comme à droite, et sous l'influence des penseurs de l'individualisme démocratique que sont Marcel Gauchet, Serge Lipovetsky ou Louis Dumont, la pensée dominante est à Tocqueville, dont s’inspire aussi Alain Duhamel. Le problème serait donc inhérent à la démocratie : les citoyens abêtis par le confort et la sécurité démocratiques, se désintéresseraient des enjeux publics pour cultiver leur jardin.
Cette interprétation est regrettable. D’abord parce que le raisonnement de Tocqueville6 appartient à l’histoire de la pensée et n’est pas applicable à la situation présente. Tocqueville, bourgeois libéral, est un décentralisateur forcené qui ne craint que le renforcement du pouvoir central, et pour qui le remède à ce désintérêt est essentiellement de rapprocher du citoyen les niveaux de décision. Selon la logique tocquevillienne, le taux de participation devrait ainsi être plus élevé aux élections locales, y compris les élections régionales, qu’aux élections présidentielles : une hypothèse qui ne se vérifie naturellement pas.Mais cette interprétation est aussi, peut-être, le signe le plus choquant de la perte de contact dramatique du monde politique français avec le peuple. Non, les chômeurs, les ouvriers, les clochards ne vivent pas dans un confort qui les amène à se désintéresser de la politique. Le supposer relève de l’obscène. Les y forcer serait les pousser à exprimer leur mécontentement d'autre façon, par le vote extrême par exemple. L'abstention est un geste politique, l'un des derniers gestes autorisés de désobéissance civile. La seule réponse que l'on peut y apporter est politique : pour ramener les électeurs aux urnes, il faudra les convaincre.
Notes :
(1) Daniel Gaxie, « L'abstention électorale: entre scepticisme et indifférence », Universalia 2005, Paris, Encyclopædia Universalis, 2005.
(2) Chiffres Ministère de l'Intérieur.
(3) L’abstention est punie d’une amende pour le cas très particulier des élections sénatoriales, pour lesquelles l’inscription sur les listes est volontaire.
(4) Alain Duhamel, « Il faut rendre le vote obligatoire », Libération du 18 mars 2010.
(5) John Rawls, A Theory of Justice, Harvard University Press, 1971, édition révisée, 1999, §36-37.
(6) On en retrouvera la quintessence dans De la démocratie en Amérique, II, 4, chap. III.
Crédits iconographiques : (1) Carte d'électeur - (2) DR - (3) DR.