Pablo, expliques leur ce que nous ressentons

Publié le 24 mars 2010 par Tnlavie

Pablo Neruda

J’explique certaines choses


Vous allez demander: Où sont donc les lilas?

Et la métaphysique couverte de coquelicots?

Et la pluie qui frappait si souvent vos paroles les remplissant

de brèches et d’oiseaux?

Je vais vous raconter ce qui m’arrive.

Je vivais dans un quartier de Madrid, avec des cloches,

avec des horloges, avec des arbres.

De ce quartier on apercevait le visage sec de la Castille

ainsi qu’un océan de cuir.

Ma maison était appelée la maison des fleurs,

parce que de tous côtés éclataient les géraniums:

c’était une belle maison

avec des chiens et des enfants.

Raoul, te souviens-tu?

Te souviens-tu, Rafael?

Federico, te souviens-tu, sous la terre,

te souviens-tu de ma maison et des balcons où

la lumière de juin noyait des fleurs sur ta bouche?

Frère, frère!

Tout n’était que cris, sel de marchandises,

agglomérations de pain palpitant,

marchés de mon quartier d’Arguelles avec sa statue

comme un encrier pâle parmi les merluches:

l’huile arrivait aux cuillères,

un profond battement de pieds et de mains emplissait les rues,

métros, litres, essence profonde de la vie,

poissons entassés,

contexture de toits cernés d’un soleil froid dans lequel la flèche se fatigue,

délirant ivoire des fines pommes de terre,

tomates recommencées jusqu’à la mer.

Et un matin tout était en feu

et un matin les bûchers

sortaient de terre

dévorant les êtres vivants,

et dès lors ce fut le feu,

ce fut la poudre,

et ce fut le sang.

Des bandits avec des avions, avec des maures,

des bandits avec des bagues et des duchesses,

des bandits avec des moines noirs pour bénir

tombaient du ciel pour tuer des enfants,

et à travers les rues le sang des enfants

coulait simplement, comme du sang d’enfants.

Chacals que le chacal repousserait,

pierres que le dur chardon mordrait en crachant,

vipères que les vipères honniraient!

Face à vous j’ai vu le sang de l’Espagne

se lever

pour vous noyer dans une seule vague

d’orgueil et de couteaux!

Généraux de trahison:

regardez ma maison morte,

regardez l’Espagne brisée:

mais de chaque maison morte surgit un métal ardent

au lieu de fleurs,

mais de chaque brèche d’Espagne

surgit l’Espagne,

mais de chaque enfant mort surgit un fusil avec des yeux,

mais de chaque crime naissent des balles

qui trouveront un jour

l’endroit de votre coeur.

Vous allez demander:

pourquoi votre poésie ne parle-t-elle pas du rêve, des feuilles,

des grands volcans de votre pays natal?

Venez voir le sang dans les rues,

venez voir le sang dans les rues,

venez voir le sang dans les rues !

Pablo Neruda,

1938, L’Espagne au Coeur