Je fais partie de ces Français qui n’ont d’autre choix que prendre leur voiture pour aller travailler. Je passe environ une heure trente par jour dans mon véhicule, en grosse majorité sur l’autoroute.
Cela, bien entendu, m’amène à des considérations peu optimistes sur la nature humaine. Sans doute la circulation routière est-elle un condensé de tout ce que notre espèce a de plus bas et de plus vil dans ses instincts. L’agressivité, la roublardise, l’inconscience, la bêtise la plus crasse y sont portées à un niveau de quintessence fascinant et rivalisent d’imagination.
Il y a tout d’abord ce constat des plus étonnants : une voiture est une pure machine, produite en série par dizaine de milliers. A l’ère de la reproductibilité infinie, la voiture n’a donc par définition rien d’unique ni de singulier. Et pourtant, à rebours de cette idée de bon sens, n’y a-t-il pas quelque chose de profondément captivant à constater qu’une voiture reflète la personnalité de son conducteur ? La Renault dont le propriétaire est simplement normal n’a plus rien à voir avec la Renault de l’hystérique. Cette dernière est presque déformée par la hargne de son pilote : son avant semble se tendre davantage, un peu comme s’il allait vous mordre ou vous dévorer tout cru. Même un klaxon (ou plutôt une sirène de klaxon) acquiert une personnalité propre lorsqu’il est manié par l’hystérique.
Mais le plus intéressant, avec le recul, est le fait suivant : l’autoroute est une application rigoureuse des lois de Darwin, que l’on pourrait résumer par l’axiome suivant : la petite bête est mangée par la plus grosse bête, elle-même mangée par la plus grosse bête, elle-même mangée par la plus grosse bête, etc. etc. à l’infini. On est toujours la petite bête et la grosse bête de quelqu’un d’autre. Leçon d’humilité qu’il ne faudrait jamais oublier.
Or l’automobiliste con (c’est presque un pléonasme) l’oublie sans cesse qui vient vous coller sur l’autoroute, vous coller à tel point qu’il devrait presque vous pousser pour être plus efficace, vous coller alors même que vous dépassez un véhicule qui va pourtant plus lentement que vous et surtout, alors même que vous roulez à la vitesse maximale autorisée. L’automobiliste con (mention spéciale pour les utilitaires et les motos) ne va surtout pas chercher à ralentir un peu histoire de maintenir la distance, il va donc vous coller au plus près, histoire de bien vous montrer qu’il est plus gros et plus fort et que dans cette lutte autoroutière acharnée et sans merci il ne fera qu’une bouchée de vous.
Pourtant, alors que vous vous êtes rabattu, et que l’automobiliste con vous dépasse, derrière lui se trouve l’automobiliste encore plus con qui lui fait subir la même chose, et lui-même d’ailleurs est le plus souvent déjà victime de l’automobiliste encore-encore plus con derrière.
Bref un peu comme dans ces images d’Epinal où les différents poissons se succèdent par taille et sont bouffés par le suivant (plus gros), l’autoroute finalement est régie par les mêmes postulats.
Je crois donc que le plus sage est de savoir renoncer à l’avance à cette course, cette compétition effrénée, en choisissant la voie de droite. En arrivant, par un effort de volonté et de maîtrise des pulsions presque surhumain, à abandonner ce culte de la vitesse et cette obsession de doubler à tout prix, un peu de répit nous est accordé. Et, surtout, l’on peut jouir, en entomologiste avais-je envie de dire, de ce spectacle du darwinisme autoroutier sans cesse renouvelé.
Et puis, si on ne le fait pas par sagesse, sachons le faire par économie : au prix actuel de l’essence, réduire sa vitesse de dix ou vingt kilomètres heure n’est pas à négliger. De cette façon, nous aurons un meilleur pouvoir d’achat (car c’est bien connu les Français ils en ont assez de la "vie chère"), et, cercle vertueux ultime, consommant davantage nous relancerons la croissance et serons ainsi de meilleurs citoyens.