A la base de cette méfiance, voire de ce rejet, l’on trouve sans doute l’amour inconditionnel pour l’égalité et les erreurs de raisonnement auxquelles cet amour a pu conduire. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, la baisse du niveau scolaire (ou tout au moins la baisse du niveau d’exigences pour ce qui concerne les savoirs de base et les barèmes de notation des copies) a pu être justifiée par le fait qu’il n’était pas possible de creuser à l’excès le fossé entre les "bons" et les "mauvais" et qu’il ne fallait pas "pénaliser" trop lourdement l’élève en difficulté.
Plus immédiatement, il est probable que les nouvelles valeurs dominantes de la civilisation contemporaine (consommation, médiatisation, culte de la "célébrité" au sens large et de son corollaire, l’argent facile et l’immédiateté) aient notablement aggravé la ringardisation de termes tels que "culture", "savoir", etc. Il est intéressant de noter qu’aujourd’hui, les exemples réussis d’ "ascenseur" concernent presque toujours le sport (football en tête). C’est le seul domaine (un domaine par ailleurs plus que contestable, eu égard notamment aux salaires exorbitants de ceux qui le pratiquent à haut niveau) où la notion d’effort a encore un vague sens. Pour le reste, chansons de variétés (rap notamment), médiatisation télévisuelle etc. l’apparence de la facilité s’est imposée. Mais sport ou pas sport, effort ou pas effort, dans tous les cas le mépris pour tout ce qui touche à "l’esprit" est notable.
Ces phénomènes sont toutefois suffisamment connus pour ne point trop s’y attarder. Plus intéressant, il faut noter que cette notion d’élitisme est à la base d’un paradoxe. En effet, ce sont souvent les élites qui ont pu dénoncer (et dénoncent encore) l’élitisme ; de même, ce sont parfois ces mêmes élites qui renoncent à la notion d’élitisme "républicain" (adjectif magique qui, seul, permet encore d’employer le terme élitisme sans trop de suspicion), glissant au contraire vers la démagogie ou le populisme, allant jusqu’à saper les valeurs intellectuelles que la civilisation avait forgées. Le cas fait de l’éducation est révélateur de cette tendance.
Bien sûr dans les discours, et notamment à droite, le mot "mérite" est agité comme un étendard, en général pour dénoncer le "nivellement" auquel le camp adverse aurait conduit la société. Si les faits suivaient le discours, peut-être ce combat idéologique aurait-il quelque sens. Malheureusement, force est de constater qu’au-delà des déclarations, une vraie politique d’élitisme républicain et d’égalité des chances n’est ni réellement appliquée, ni dirait-on réellement souhaitée et envisagée. On nous parle certes de "travailler plus" et de se "lever tôt le matin" pour que les "efforts" soient "récompensés", mais cela n’a évidemment aucun rapport avec la notion d’élitisme républicain et d’égalité des chances, dont la doctrine s’appuyait sur l’école. Bref, on ne se préoccupe pas de la racine, c’est-à-dire la formation de l’individu, on ne nous parle que de l’aspect financier et utilitariste et de "l’après" (lorsque tout est déjà joué et qu’il n’y a plus qu’à accepter son sort).
L’on se tromperait de débat si l’on objectait que la réussite scolaire n’est pas la seule réussite possible. Si l’on objectait que la France, contrairement à d’autres pays, considère finalement que toute orientation hors du circuit scolaire "généraliste" est un échec et qu’elle dévalorise les filières professionnalisantes. Si l’on objectait que la société est faite de cercles et que, dans chacun de ces cercles, une élite peut se constituer (cuisine, mode, bâtiment, etc.), ce qui fait que réduire l’élite aux énarques ou aux sortants des grandes écoles serait une hérésie.
Bien entendu tout cela est vrai, mais en l’occurrence comment ne pas constater que sans un minimum de culture commune, les individus appartenant à une même société ont de plus en plus de mal à vivre ensemble, ce qui crée des sortes de communautés aux frontières de plus en plus étanches ? Comment ne pas constater que sans un minimum de respect accordé au savoir, à la culture, à l’histoire des idées, un individu n’est pas correctement capable de s’exprimer, donc de débattre, donc de s’approprier les cellules de base de la démocratie ? Qu’il est également beaucoup plus intolérant, beaucoup plus ouvert aux préjugés, enclin à croire n’importe quoi, à porter sur les choses et les gens des jugements hâtifs voire erronés ?
Nous touchons ainsi au bout du paradoxe : bien entendu il peut être légitime de critiquer la "domination" exercée par certains, les phénomènes de "reproduction" observés par d’autres, de même qu’il peut être légitime de s’interroger sur les mécanismes d’apprentissage à l’école, etc. Le problème c’est que toujours, ceux qui mènent ces réflexions ont, pour leur part, tous les outils en leur possession. On peut ainsi proclamer que l’orthographe dans le fond n’est pas si importante, on peut trouver que la "culture" du texto est intéressante et soi-même s’y adonner ou l’étudier dans des thèses de linguistique, mais n’est-il pas beaucoup plus facile de le faire lorsque précisément l’on maîtrise correctement l’orthographe ? On peut s’extasier sur la télévision et ses émissions débiles, mais n’est-il pas beaucoup plus facile de le faire lorsque par ailleurs on lit Proust ou Virginia Woolf et que l’on a du recul sur ce que l’on regarde ?
Par conséquent le problème n’est pas de dénoncer "l’abrutissement" télévisuel ou ce genre de choses. Le problème est plutôt de prendre conscience de ceci : un citoyen raisonnablement éclairé est beaucoup plus à l’aise dans la société que celui qui ne maîtrise pas bien le langage, l’écriture, la lecture. Celui qui a suffisamment de mots à sa disposition peut exprimer clairement sa pensée, en général de façon sereine et argumentée, alors que celui qui bute sur chaque mot deviendra vite agressif et coupera la communication.
Enfin, il serait bien naïf de ne pas considérer ceci : la personne raisonnablement éclairée est capable de tenir une conversation avec n’importe qui (du ministre au poissonnier en passant par le prêtre), alors qu’à l’inverse une personne analphabète et/ou inculte n’ira pas bien loin.
La conclusion est donc la suivante : les élites qui ont renoncé à l’élitisme et qui prétendent que ce n’est "pas bien" de vouloir obliger les gens à s’instruire et s’éduquer (au nom de la prétendue dénonciation de valeurs normatives et périmées, éventuellement "réactionnaires"), défendent en fait la société telle qu’elle est avec ses inégalités. Et même ils la renforcent. Ils jouent le jeu de la démagogie, de la débilité et de la décérébration mais en réalité ils ne sont pas dupes : ils savent s’intégrer aussi bien sur la place du marché du coin (à tâter le cul des vaches) que dans le plus sophistiqué des dîners mondains.
A l’inverse le chaland du marché aura l’air d’un gros beauf une fois sorti de son milieu parce qu’il n’a pas les bons outils à disposition et ne sait pas s’adapter à son public. Il ne manie qu’un niveau de langage, contrairement à l’élite qui les manie tous. Un peu comme l’élite qui sait tout à la fois disserter sur la conjoncture économique et passer un coup de balai si sa femme de ménage est malade, alors que la réciproque n’est pas vraie.
La "culture générale" est en réalité seule capable de nous rendre plus polyvalents (à tous point de vue). Une politique éducative élitiste (simplement ambitieuse) consisterait donc à transmettre à chaque élève une culture générale minimale, dont le but serait certes de "s’intégrer sur le marché du travail" pour parler le langage actuel des élites, mais surtout de permettre à tout un chacun de s’exprimer, manier les concepts et exercer son jugement critique. Bref l’élitisme aujourd’hui serait de vouloir tirer tout le monde vers le haut, plutôt que vers le bas.