Emmanuel Laugier livre, depuis
maintenant une quinzaine d’années, une des œuvres les plus singulières et
stimulantes du paysage poétique actuel – une des plus âpres aussi. Déjouant les
oppositions habituelles (lyrisme vs formalisme, poésie pensante vs
poésie subjective, etc.), elle est en vérité le lieu de curieux
paradoxes : le texte est nourri de références diverses – littéraires,
philosophiques, scientifiques –, et s’offre cependant dans une nudité
désarmante ; le lexique est simple, les formules répétées, et pourtant
quelque chose résiste à la lecture.
Pour aborder For, essayer d’en témoigner un peu (à défaut de comprendre
ou d’expliquer), il faudrait donc partir, peut-être, du plus simple, du moins
malaisé : de l’objet-livre et du titre même. Et de là tenter de
déplier-déployer une lecture possible.
Voilà donc un ouvrage assez volumineux (plus de 250 pages), dont la couverture
noire (comme du reste presque tous les livres des éditions Argol) n’est pas
sans évoquer la « boîte / noire », le « petit cube […]
/ sombre », cette « sombre boîte » ou encore le « coffre »
de voiture dont les poèmes ne cessent de parler. De là cette hypothèse
première : le texte est cette chambre obscure (comme pour un photographe),
ce lieu au noir, voire ce « crâne » (toutes ces images y sont
présentes justement) d’où (et par quoi) voir le monde. Une sorte de négatif qui
serait la condition pour qu’apparaisse du positif. Une masse noire (les
occurrences du mot « noir » dans le texte sont très
nombreuses) qui serait en prise avec la question du référent.
Bien sûr, ce « noir » dont il est tant question, il est (entre
autres multiples choses) la teinte, la non-couleur de la nuit. Car le livre est
tout entier hanté par la question de l’élément nocturne et du sommeil. D’où
l’atmosphère de rêve dans laquelle baignent tel ou tel passages, comme cette
transformation (on pense à la technique cinématographique du morphing)
d’un couteau en un poisson, puis en une route (le poisson ici / est passé
dans la main sans lame pour / faire / dans le fil blanc de la route cendrée /
quelque chose / qui insiste / avec beaucoup de pensées mêlées il / glisse le
long de l’alors où tu penses / à ces sortes d’écailles »), cette
impression d’indistinction et de flottement en certains endroits (« sur
les choses d’où / qui ne se distinguent plus lui / […] / en face / ne voit plus
l’apesanteur qui / flotte en elles maintenant »), cette remontée à la
surface du poème d’éléments disparates : lieux réels (« île de
Groix », « nîmes ») ou imaginaires (à trois reprises le
texte laisse place à des dessins, schémas ou croquis dont on ne saurait dire
s’ils sont plans réels ou visions nocturnes), souvenirs (l’enfance marocaine, « des
mémoires anciennes ») et images fantasmatiques. Tout est traité sur un
pied d’égalité, les plans se recoupent et s’imbriquent les uns les autres, un
peu à la manière de l’espace et du temps qui se trouvent altérés dans les rêves
du dormeur.
Car c’est bien une expérience insolite du temps que nous donne à lire – et
ressentir – ce livre. A l’alternance de la veille et du sommeil, du jour et de
la nuit (« entre jour et nuit une simple balance »), voilà
qu’il privilégie la fusion des deux (« tu as vu / veiller en toi / ce
que toi tu / dors maintenant ») et permet de « faire un autre
temps dans le temps / même / ordinaire ». Un temps hors de tout temps,
semble-t-il : « petit bout de temps disjoint à part où / retenir
mémoire du jour », « jour sans passé nuit sans fin ». Du
moins un temps où se mêlent le passé, le présent et l’avenir – où le présent du
poème est fait de « revenants », de « survivance »,
d’êtres et de choses qui viennent le hanter, car « le revenir infiltre
le présent ». Le verbe « venir » (et ses dérivés) est à cet
égard significatif : conjugué à tous les temps, il ne cesse de montrer
ce qu’est et ce que fait le texte : tantôt « un enfant /
revient avec sa pierre à craie », tantôt « du sommeil / va
venir vient recommence », tantôt enfin (et la tournure chiasmatique
présent-futur est plus flagrante encore) « un homme / […] / passe
(passera) / viendra (vient) / ne cesse pas de le / faire ». Car
au final c’est bien à une sorte de présent élargi que nous avons affaire, un
présent qui « est reconduit dans la date que voilà / même demain / et /
qu’hier ». Ou, dit autrement :
du
disparaissant-remontant
suit le mouvement
de la date
long
temps après
après
ne finit pas
Manière de montrer que le poème n’est pas que la boîte
d’enregistrement des événements du monde, mais qu’il en est aussi comme la
caisse de résonance, qu’il peut sans doute (et là est son maigre pouvoir) en
prolonger l’aura. Ainsi s’explique peut-être la prédominance des participes
dans la poésie d’Emmanuel Laugier – participe passé comme participe présent, ce
qui fut prolongé dans ce qui ne cesse d’être, « ce qui a passé
et ce qui / est passant fait que du passé / se vertèbre / ici même ».
La 1ère de couverture, presque entièrement noire, est toutefois
coupée par un trait vertical sur les ¾ de sa hauteur. Ce trait n’apparaît qu’à peine ;
il est mat, presque noyé dans le noir alentour, et fait songer au marquage au
sol d’une route – deux lignes blanches noyées dans la nuit. C’est précisément
le récit que semble faire For : celui d’un trajet nocturne, d’une
voiture lancée dans l’obscurité (les phares et le tableau de bord sont les
seules trouées dans la nuit, les seules touches de lumière), ainsi que le
trajet (diurne celui-là) qu’on fait en train. Dire on paraît ici on ne
peut plus adéquat, tant cette voiture et ce train semblent aller tout seuls,
sans l’intervention de quelque conducteur (et c’est le sujet du poème lui-même
qui se laisse embarquer – et nous embarque avec lui) : « on est
depuis longtemps dans ce mouvement-là » (je souligne). C’est pourquoi
il est autant question, dans ce livre, du « ruban gris de la
route », du « serpent », du « sillon »,
du « sillage », de rails, et bien sûr de « la marche
elle-même du poème ». Car ce trait, cette ligne, c’est avant tout
celle que fait le vers et (reprenant dans le corps même du texte l’épigraphe de
Sinisgalli) la phrase qui sinue et ne cesse de se poursuivre, comme le dit un
passage qui met « route » et « phrase » sur
le même plan :
une route tourne une PHRASE
dans ta
tête
continue
dehors
la route
La route : en elle se lit probablement un des nœuds de la
poésie laugierienne – non pas l’opposition mais comme la superposition du
continu et du discontinu, de la coupe et de la jointure. Et ce à tous les
niveaux du poème : du mot au poème entier, de sa composante phonique à sa
composante sémantique, de la pratique du vers à la vision globale du livre. Aux
« phrases coupées / [qui] accompagnent peut-être le mouvement /
de la route et le mouvement du sommeil » (je souligne) répond ainsi « une
autre route le même / tracé la même presque / continuité » ; « l’équilibre
cassé du vers » et les « enjambements » de la «
longue nette / coupe / dans la phrase » sont un pendant aux « jambes
fuselées du poème / continuant / [qui] continuent » ; au slash
qui renforce « la coupe la / » fait écho la répétition de « continue
continue » sur une même ligne ; inversement, les mots soudés («
pourtoisuivantun » et « delefaireavecde » – en
italique dans le texte) sont un miroir tendu aux mots coupés et aux multiples
rejets (à l’intérieur même des mots) du poème pp. 138- 139 (par exemple : « dans
le somm / eil ains / i dessus dessou / s »). Mais les uns et les
autres témoignent d’une même pratique, d’une même manière de matiérer le
langage. Car entre coupe et continu (ainsi qu’entre chaque ligne et chaque poème
du livre formant au final comme une même longue phrase entrecoupée), demeure,
comme entre « le jour » et « la nuit », « le
lien indivis » ; il y a « ce
qui fait trait d’union » ou « une encéphalographie / de
soubresauts de ravinements » mais « l’histoire
continue » ; et au final « il n’y a plus contradiction /
la journée / ouvrière / et la nuit où tomber noir / de fatigue / font un
lien ».
Continuant de lire et déplier notre lecture, il nous reste à souligner
le titre de l’ouvrage : For – et d’abord sa singulière couleur sur
la 1ère de couverture : lettres rouges sur (on l’a dit) fond
noir. Une fois de plus, ce rouge inaugural se retrouve dans le texte :
c’est le sang qui, au ¾ du livre, occupe plusieurs pages, et qui est la
conséquence de « ta tête […] entrechoquée / contre une pierre [qui]
s’est entrouverte ». Ce sang, ce « rouge », avec le
réseau sémantique qui s’y attache (« l’encre » d’une « pieuvre »,
de même que « l’encre » qui sert à écrire – cf. « la
mobilité de ses graphes / l’encre perdue » ou le « bol lisse où /
fond grisé / de la mémoire est trempée / par le pinceau / calligraphique »),
permet au poème de présenter une réalité fuyante et liquide. Pour reprendre le
titre d’un des derniers livres de poèmes d’Henri Meschonnic, nous dirons que,
dans For aussi, « la terre coule » : « tu as vu
du noir / envahir / d’un vase couler et envahir la table / tes mains alors /
mêlées à la table », et plus loin : « la fatigue a /
envahi telle- / ment a coulé / partout / dans la tête ». C’est
pourquoi Laugier, faisant ce qu’il dit et disant ce qu’il fait, mêle à
trois reprises (p. 42, p. 68 et p. 174) le verbe fondre et le verbe faire
dans la graphie de « fon(den)t ». Le monde ne se fait
dans le poème qu’à la condition de s’y fondre (et d’y fondre), de même
que le poème ne se fait qu’à la condition de se fondre dans le
monde.
Le titre est également intéressant en ce qu’il est polysémique. For
évoque d’abord une intériorité ; souvent associé à l’adjectif
« intérieur », il est, nous dit Le Petit Robert, « le tribunal
de la conscience ». Mais l’histoire du mot nous renvoie aussi au forum,
à la place publique, et même aux foris et foras qui désignent la
porte – et qui ont donné le « dehors ». Voici donc un mot réversible,
qui place au cœur même du livre la question du sujet. L’extrême rareté du
pronom Je, la préférence accordée au « on » et au « tu »,
sont pourtant une manière de donner congé au sujet cartésien ou même
psychologique. Dans ces textes, le sujet ne se définit pas comme un être
pleinement conscient de lui-même, mais bien plutôt par sa capacité de
dessaisissement, voire son dénuement, et par une forme de non-savoir (on songe
à Bataille bien sûr) : « tu ne sais rien de ce qui te verra /
aussi tu ne sais presque rien / de ce qui se déplace dehors ». Le
sujet d’ailleurs s’y fait synonyme du poème lui-même, puisque « le
poème / ne sait rien et sait quelque chose ».
Il est (le sujet comme le poème, car sans doute n’y a-t-il sujet, d’après
Emmanuel Laugier, que dans et par le poème) comme la somme de diverses « perceptions »,
seulement défini par des stimuli et les réactions qu’il leur oppose : cela
peut se faire par le toucher (le « carbonnage net / enregistrant au
toucher telle frappe »), par la vue (« cela appuie sur les
yeux »), en d’autres endroits par l’odorat ou l’ouïe : tout ce
qui fait « une insistance », qui « appui[e] »,
qui fait « pression/gravitation ». Ainsi s’explique la
présence de synesthésies dans les poèmes de For. Nulle vision
transcendante de la réalité cependant, nul rapprochement à faire avec (par
exemple) Baudelaire ou les auteurs du Grand Jeu ; se dit seulement en
elles une vision plate et liquide du monde (nous l’avons dit) et surtout la
volonté de faire de tout élément du réel quelque chose de transformable
dans le poème : à la fois d’audible et de dicible :
comment les choses
viennent
dans le poème
on ne sait
pas vraiment si
de les
avoir devant suffit
à les
entendre
La couleur vient se mêler au
son : « il y a pan / de bleu sans bruit net » (on
remarque ici le double sens du mot « pan » : la partie de mur ou
d’étoffe et l’onomatopée qui imite un bruit) et inversement le son
devient chose visible : « toutes voix peuvent s’entendre / toutes
voix peuvent traverser / passer leur espace dans le tien ».
Aussi le sujet-le poème n’est-il pas un contenu opposé à une forme qui lui
serait extérieure, n’est pas un Dedans opposé à un Dehors, mais comme un pli du
Dehors – et le point de rencontre des deux. Il doit faire effort pour « juste
sortir dehors dans le froid tenaillé / et sec de l’écrire / dehors glacé / et /
cassant », se laisser « être / sous l’influence de cela même
où dehors / est venir » pour que s’inversent les perspectives, pour
que « tout l’espace alors entre » (et « dehors n’y est
plus dehors ») – pour qu’il y ait « la même / nuit que dehors
/ dedans ». Et tel autre passage semble nous livrer une véritable
définition du poème-sujet :
[…] une matière
rouge spéciale de
transmission
un discret feuilleté où synthèses
et capteur d’archives se répondent
jusqu’
en dehors de nous-mêmes et jusqu’
là
Pas étonnant dès lors que le mot « linéament » soit
central dans For : il permet la rencontre du corporel (traits du
visage ou stries du cerveau – on note à plusieurs reprises « les
linéaments » de « la boîte crânienne ») et du textuel
(puisque le mot évoque une ligne). Le cerveau devient pli du Dehors (le dessin
de l’île de Groix n’est d’ailleurs pas sans rappeler les schémas de Deleuze
dans son Foucault), tout comme le Dehors est pris dans le pli du Dedans.
Aussi le sujet se fait-il traversé et traversant, dans les dernières
pages du livre : « une plaine rasée […] / […] / je la traverse
telle / et / elle passe dans mes bras / parallèle », et
encore : « c’est un feuillage / absorbant foncé tu entres en lui /
de tous ses mouvements légers ». Pas étonnant non plus qu’il y soit
autant question aussi de « carbone », de « charbon »
ou encore d’ « éponges » et de « buvard »
(le verbe « embuvarder » revient plusieurs fois) : tous
ces mots disent le frottement du Dedans et du Dehors, l’envahissement de l’un
par l’autre, et en fin de compte la volonté de faire entrer et de travailler
toutes choses du monde (l’espace et le temps) dans le poème.
En somme une poétique de l’empreinte.
Il faut dire enfin que For est le signifiant anglais de la préposition
« pour », et que ce sens n’est peut-être pas étranger à l’entreprise
d’Emmanuel Laugier. Oui, ce livre est pour… C'est-à-dire qu’il s’adresse
au lecteur, qu’il est, véritablement, un livre transitif. La propension qu’a le
poète de revisiter son œuvre jusqu’à ce jour le montre bien : dans la
mention du « devenir chèvre », des « vertèbres »,
du « miroir du mat », de « tout notre aer se
noircit », se lisent en effet des références aux titres passés ou à
tel ou tel motif des textes parus. De même, plusieurs poèmes (que nous dirons
autoréflexifs) de For se présentent, non certes comme des explications
des livres antérieurs, mais comme des bornes, des promontoires d’où contempler
ce qui s’est fait, comme une manière peut-être d’en livrer quelques clefs et d’ouvrir
de nouvelles perspectives – une manière aussi de nous inviter dans le mouvement
du poème pour, nous aussi, lecteurs, ramasser le passé-le présent et les
prolonger dans l’avenir, dans le Dehors, car
le poème est une pièce
carré noir
plongé
sur-
imprimé d’un autre noir deux
plans en somme []
glissent
l’un sur l’autre (carré noir sur fond noir)
ils font du poème un film abstrait de combinatoires
mvts dans un cube trajets – volumétrie
et filtre que pas quand à son angle cassé
je sors
dehors
Par Yann Miralles