Heureusement qu’il y a des élections ! Jamais depuis Chirac le divorce entre le peuple officiel et le peuple réel n’a été aussi grand. Les élections régionales, qui viennent confirmer les municipales puis les européennes, le montrent à l’envi. Le programme Sarkozy a fait pschitt, le style Sarkozy agace, le volontarisme botté qui accouche de souris donne envie de zapper. C’est exactement ce qui s’est passé ces deux dimanches de régionales.
Beaucoup d’air chaud a été émis par tous les spécialistes médiatiques et gourous autoproclamés des urnes. Mais après tout, qui vous oblige à regarder la télé ? Donnons seulement notre sentiment de citoyen, d’observateur de la comédie politique et d’analyste de l’esprit français.
- C’est très clairement l’abstention qui a gagné (53% puis 49%) comme aux européennes. L’Europe était loin, la région est peu connue, ses dirigeants des genres de technocrates dépensiers loin des grands problèmes. Inférer du résultat des élections locales un destin national est tout simplement bête, mais la bêtise est la chose du monde la mieux répandue.
- La gauche au sens large l’a tout aussi clairement emporté parmi les exprimés (54.3%). Mais la question est celle du « sens large » : le PS tout seul n’est pas brillant (29.5%) et nombre des ralliements du second tour le sont par défaut. Europe Écologie elle-même n’est pas « à gauche » par essence, mais pour un autre modèle politique et citoyen.
- Les écologistes confirment leur irruption sur la scène (12.5%), captant les déçus du ségolénaubrisme comme ceux du curé pétainiste dont les troupes ont voté avec leurs pieds au premier tour (Modem 4.3%). Ce sont probablement les écologistes qui vont changer la donne à gauche, pour le plus grand bien du PS en panne d’idées et de leaders.
- Une autre façon de faire de la politique émerge lentement, par tâtonnements. Cohn-Bendit, tout de sensibilité pour les tendances neuves, l’a proclamé dans son appel du 22 mars : un printemps de la politique, dont la France tout particulièrement a besoin. Les partis hiérarchisés, bureaucratiques, centralisés sont ringards (suivez le regard appuyé en direction des non-Frèche…). Les écologistes doivent inventer une coopérative politique en redonnant le pouvoir à la base : aux adhérents contre l’appareil. C’est une vision de génie qui séduira les jeunes, les intellos et les bobos. Et qui entraînera le reste de la société d’ici une génération.
- La question socialiste va donc se poser nettement. Sans les Verts, le PS n’est pas grand-chose, il stagne. Bayrou ayant fait pschitt, le NePAs restant cantonné à sa frange de geeks déclassés, le PS va devoir composer avec les écolos (12.5% au 1T) et beaucoup moins avec le Front de gauche ex. PC (6.1%). Parmi les prétendants, Ségolène Royal (malgré ses nombreux et gros défauts) apparaît comme la mieux à même d’incarner ce rassemblement recentré pour la présidentielle de 2012.
- La question Sarkozy va aussi se poser. Le tempérament anti-énarque et la volonté de changer les choses du candidat 2007 se sont heurtés à la guimauve de l’Administration (capable de changer un ordre clair en montagne de papier jargonné et confus avec alinéas et exceptions), aux résistances de la droite indécrottable qui - résistant à tout par principe - accouche de lois tordues inapplicables, et à un tempérament histrion attiré par le riche et le brillant qui le dessert nettement.
- L’UMP comme parti unique concentre tous les travers français : centralisation parisienne, hiérarchie papiste-napoléonienne, bonapartisme du ‘j’veux voir qu’une tête’ avec flicages social et répression de toutes les déviances, népotisme du Roy et courtisans flagorneurs. Un éventail de partis et mouvements plus différenciés à droite et centre-droit permettrait de ratisser plus large et au moins de débattre.
- Quant au Front national, la gauche adore crier au loup, ce qui la dispense d’analyser. Le Front régresse depuis 2004, il n’est vif que par protestation contre Sarkozy et contre l’immigration. C’est en effet dans les régions « frontalières » où l’immigration est la plus importante qu’il fait les meilleurs scores, dans la ligne d’un mouvement général de repli sur soi en Europe. Il y a donc moins « racisme » que reproche à la droite de ne pas traiter du déclassement social. Le sentiment que la redistribution d’État « ne va qu’aux Noirs et aux Arabes » et l’amertume de constater que le multiculturalisme impose d’en haut des comportements ou des bâtiments qui font ne pas « se sentir chez nous » ne sont pas traités.
- En période de crise, ces fantasmes sont redoutables. La pédagogie élyséenne reste trop parisienne, trop politiquement correcte, trop téléguidée par l’appareil UMP pour qu’un débat utile surgisse sur l’identité nationale. Quant à la gauche, elle tourne en rond, le tabou subsiste comme si ne pas en parler faisait disparaître la question, tout manipulant l’opinion pour crier au loup. Mais parce que ces sentiments viennent du populaire sont-ils illégitimes ? Parce qu’ils sont exprimés naïvement, avec des mots grossiers, doivent-ils être ignorés par les êtres éclairés de la bobocratie de gauche ? Si d’aventure la gauche arrivait au pouvoir, ce retour du refoulé pourrait être sévère… Qui se souvient de 2002 ?
Nous nous trouvons donc ce printemps dans l’autisme français où l’élite n’écoute jamais la base que contrainte et forcée. Les électeurs doivent donc forcer le trait pour se faire entendre – engendrant à chaque fois un séisme !
Rêvons d’une France plus détendue, partenaire non-égoïste de l’Europe, consciente de ses valeurs historiques comme de ses doutes sur leur adaptation dans l’avenir, où la décentralisation des décisions et les avis des adhérents à la base compteraient plus que les avis péremptoires des énarques bobos parisiens.
Pour l’instant, parmi l’offre politique, ce n’est pas « la gauche » mais un seul mouvement qui offre potentiellement ces perspectives. Le monde bouge, mais lentement.