Si ce paradoxe de Zénon vise à montrer les limites de
l'esprit de géométrie et les aberrations qu'est susceptible d'engendrer la logique, Takeshi Kitano y voit la possible illustration de la poursuite vaine du désir. En posant qu'Achille devra toujours parvenir au point dont est partie la
tortue, Zénon entend montrer que la tortue aura toujours une longueur d'avance sur Achille, et bien que cette longueur tendra à diminuer peu à peu, elle ne fera jamais que
tendre vers zéro, n'atteignant jamais une distance nulle. En ce sens, le paradoxe n'est pas seulement le signe des dérives possibles de l'intelligence dans la mesure où la
vérité de ce raisonnement ne correspond à rien de réel ; ce pourrait être aussi une illustration symbolique du fait que nous tentons constamment de poursuivre des objets
inatteignables dont la réalité n'est que fantasmée. Dans le cadre du film, l'enjeu est ailleurs, dans le caractère éphémère de l'art que le personnage de Kitano tente de
rattraper. Artiste passionné dont le désir a été façonné par une rencontre, il suit l'orientation que le contexte a choisie pour lui et tente d'innover sans jamais y parvenir,
car toutes ses créations ont déjà été tentées par des prédécesseurs qu'il essaie de copier. Pourtant, le héros ne doute jamais et poursuit sans relâche une quête que d'autres
auraient sans doute abandonnée, parce qu'il voit la figure de l'art comme Achille voit la tortue. Etre artiste, ici, c'est obtenir la reconnaissance, c'est faire de l'art, et
puisque celui-ci est défini par le caractère d'originalité, il lui faut dépasser la tortue pour devenir un innovateur. Courant aussi vite que le héros grec dans une course
absurde, il avance avec catatonie, inconscient des dommages que peut occasioner la poursuite de l'art, pourtant témoin des destructions que peut engendrer une telle pratique,
perdant tour à tour amis et parents, nullement affecté par leur disparition parce qu'il n'a pas le temps de s'arêter pour les pleurer sous peine de ne jamais parvenir jusqu'à la
tortue. On devinerait aisément la fin du film, pas parce que Kitano prend un malin plaisir à amener ses personnages à se suicider dans tous ses films ou presque, mais parce que,
si Achille ne rattrapera jamais la tortue, on se doute qu'à courir aussi fort, son coeur finira par lâcher. Pourtant, la tentative de suicide est ratée autant dans sa réussite
esthétique que pratique. Même la mort ne sera pas suffisante à garantir des conditions de création optimales pour engendrer un geste créateur authentique et innovant, de sorte
qu'il ne créera plus mais se contentera de proposer un morceau de réel : une canette rouillée qui attirera l'oeil du passant par un prix exorbitant, ultime affront à son art
propre. Car ici le non-art plaît comme produit esthétique parce qu'il n'est jamais qu'une valeur dont l'indice est totalement illusoire. La canette posée comme oeuvre d'art vaut
comme acte de silence si bien que l'épouse n'a plus qu'à lui proposer de rentrer à la maison puisqu'après cela, iln'y a plus rien à dire. Kitano écrit à la fin de son film :
« et Achille rattrappa la tortue » : qu'a donc rejoint le héros ? Il n'est pourtant pas devenu artiste comme le serait Paul Klee. Ne serait-il pas plutôt
artiste-créateur au sens Nietzschéen du terme, à savoir qu'il pourraît être considéré comme producteur de sa propre vie, une vie esthétique au plus haut degré parce que non
soumise aux déterminations d'un contexte qui le soumettrait ? Refusant les appels à cesser de peindre, poursuivant un désir presque absurde de dessiner justifié par rien d'autre
que l'impulsion qui l'habite depuis qu'on lui a conseillé de le faire avec application, le héros n'a-t-il pas fait de sa vie une oeuvre d'art ? Une vie réussie parce que vécue
librement et détachée des conditions d'existence. Une vie réussie parce que ratée de son début à sa fin. C'est là tout le génie de Kitano, proposer une lecture d'une vie manquée
comme portrait magnifique du pathétique et du tragico-comique. Si Achille peut rattraper la tortue, c'est parce qu'il se rend compte qu'il n'est autre qu'elle, c'est parce
qu'Achille fait corps avec l'art en devenant artiste de sa propre vie, courant tellement aveuglément qu'il embrasse pour lui-même l'idée d'une finalité sans fin propre aux
grandes oeuvres d'art, courant comme si quelque chose devait advenir, ne réalisant pas que c'est précisément cette course absurde qui le consacre comme créateur. Achille
est la tortue puisque les deux tendent à se rejoindre. Faut-il donc voir un aveu de la part de Kitano, la volonté de mettre sa prope oeuvre en perspective, d'autant
qu'il ne cesse de répéter qu'il n'est pas satisfait de lui-même et n'a pas la sensation d'avoir réussi ? A supposer que Kitano se perçoive comme artiste raté, alors ce troisième
film sur l'art consacre sa volonté de poser que les tentatives ont plus de valeur que les produits, de sorte que chacun de ses échecs participe à sa réussite, non pas sociale,
mais esthétique. Si l'on ajoute à cela le fait qu'il se reconnaît comme libre lorsque justement il joue sur l'absurde et se défend de suivre les conventions, alors les
obsessions et les ratés de Kitano sont autant d'exemples d'actes autonomes et identitaires, l'illustration de la vie d'un homme qui sait que l'essentiel n'est pas dans le
produit de l'art mais dans la tentative pour en produire.