Les quelques passants pensèrent qu’elle s’était échappé d’un asile, ce qui n’était pas faux. Je devais reconnaitre qu’elle m’avait bluffée : je n’avais même pas eu besoin de la contredire de ma voix de rabat-joie en lui rappelant que dans 7 ans, très probablement, nous serions au chômage d’insertion, à toucher les Assedics et squatter le pôle emploi en espérant avoir un job de serveuse qui conviendrait à nos 5 ans d’études à la fac.
Je la suivis et hurla au bateau qui revenait au port :
-On est jeunes ! Et cons ! Et pauvres !
Un coup d’œil vers A. m’apprit que nous étions filmée sur son portable. La connaissant, la vidéo serait sans doute sur Facebook en moins de deux, nous exposant à la face du monde entier qui, une fois encore, le monde entier se foutrait de notre gueule.
Cela me motivait de plus belle: je m’égosillais à plein poumons. Quelqu’un ouvrit les volets de l’immeuble d’à côté qui donnait sur le port et cria :
-Fermez la !
-Connard ! cria O.
Tout ça était carrément en train de se transformer en un joli n’importe quoi. Je la fis rassoir de force avant que le mec nous balance des trucs à la figure ou, pire, ne descende.
Le ponton étant devenu trop dangereux, nous descendîmes faire un tour sur le port. 2 minutes après, A. brandit une nouvelle fois son portable pour nous mitrailler. O. et moi nous faufilâmes sur un des bateaux à quai, ou elle nous immortalisa. Les poses était variées : elle et moi dos contre dos faisant le v de la victoire, moi mimant son étranglement, nous deux la main sur la fesse de l’autre pour faire genre on est sexy, A. faisant des grimaces qui la faisait ressembler à un éléphant…
Le fait qu’elle s’était remise à sourire, que nous longions la mer en rêvant à notre futur doré et que surtout, nous passerions ensemble… Une seule pensée me venait à l’esprit : « Vive la vie ! ».
Cet état d’euphorie prit fin quand la ville s’assombrit et qu’il fit encore plus froid qu’avant. Nous sûmes qu’il était temps de bouger.
Je me retournais une dernière fois vers la mer, un peu comme pour la remercier et nous partîmes pour notre refuge, qui, une fois encore, fut la gare.
La grande horloge murale avançait à la vitesse d’un escargot nonagénaire. Après la plénitude de cette journée, venait la dure réalité de la nuit : il ne nous restait qu’assez peu d’euros en poche, trop peu pour pouvoir manger ou dormir décemment.
Je me mis à faire les cents pas dans l’espoir de trouver une solution miraculeuse. Audre, apathique, avait la tête posée sur les genoux d’A. qui, impassible, lisait un magasine.
-Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? M’arrêta-t-elle.
-Pourquoi tu me demandes ça ? je lui rétorquai brusquement.
-Parce que c’est toi qui nous as amené ici, donc j’imagine que t’as une solution.
Ça, ça m’a énervée. On était 3 dans la même galère, que je sache.
-T’aurais préféré rester dans ton hospice de merde ?
-Stop ! a crié O., en se relevant vivement, s’improvisant médiatrice. On a pas d’argent, donc faut qu’on en trouve ! Vous savez toutes ce qui nous reste à faire ?!
-Il est hors de question que je vende mon cul à un gars ! s’est écrié A. Mais bon…si c’est une jolie fille…
-Moi ça me dérange pas: j’ai aucun problème avec ça, j’ai fait.
-On va pas se prostituer, putain, on est pas aussi désespérées ! Laissez faire la pro !
Et elle courut s’assoir à l’entrée de la gare.