Dans le magma de l’embouchure
Traités et vanités, d’Ana Tot[1] !
C’est dire un livre hybride, paradoxal, déconcertant. Juste. Un de ces livres
qui d’emblée nous interloque : interrompt notre élocution, la désarticule
et du même coup nous donne envie. Envie de lire avant tout, tout en perdant nos
repères disjonctifs, la chanson ou la raison, l’image ou le concept, sans les
perdre en même temps ! Démonstration, premières lignes :
Fleur d’hélice
Or
il n’est rien comme le naturel – lorsqu’il se mêle
à l’humain – pour toucher une âme comme la
mienne qui sinon fleurirait.
Ildefonso S., L’âme-tubercule
Hélicoïde est la
courbe enfantée suite à l’accouplement de la ligne droite et du cercle
un cercle qui
avance
une droite qui
s’enroule
telle est l’hélice »
Faut-il
souligner ? le titre qui naturalise un objet mécanique ou l’inverse ?
la citation qui se contredit aussitôt : le naturel envahissant l’âme pour
empêcher sa floraison ? la définition d’une figure géométrique paradoxale
immédiatement mise en mouvements opposés ?
Que tout ceci se rattache à « MANIFESTES – contribution au tournevisme »
ne surprend pas et peut dès lors s’entendre de façons multiples. Délices de
tourner vie ? Sans doute, mais surtout mise en jeu des tensions du sujet,
des sujets que nous sommes, de nos histoires et de l’histoire – cette spirale.
Derniers mots ‘manifestés’ : « L’émotion abstraite a désormais son
organe. »
La suite poétique accentue cette logique des contraires. Nouvelle démonstration :
puisque nous sommes faits pour moitié « de ce que nous ne sommes pas »
- et que « Tout ce qui n’est pas nous/nous est même opposé/c’est pourquoi
nous sommes faits pour moitié/du contraire de ce que nous sommes » - mais
que « Nous ne sommes pas déchirés pour autant/car le contraire de ce que
nous sommes est nôtre/non l’inverse » - eh bien « Ce que nous sommes
est mélangé/à la personne que nous ne sommes pas ». Ainsi, sans déchirement,
sans division obsédée de son manque, il ne s‘agit que d’exister dans la
mobilisation de nos asymétries. Étrange « éthique » au bout de cette « logique » ?
Seulement si nous croyons encore au saucissonnage de la pensée, toujours tentée
par les classifications post-aristotéliciennes…
La force insolite de ces textes vient de la jointure entre une coulée poétique
des mots mis en vers et une fluidité philosophique des significations mises en
doute. A nouveau, il faut souligner le paradoxe qui anime cette jointure, le
paradoxe d’une double liquéfaction appuyée sur une double résistance :
au signifié comme au signifiant. Mais une résistance qui libère l’invention et
nous donne un étonnement aussi facétieux que perplexe, de sauts de côté en
(faux) arrêts sur image.
Il y a, chez Ana Tot, un héraclitéisme sûr, multiple rebondissant.D’où l’instabilité de ses explorations du
corps tout au long de la partie « Traités & Vanités » proprement
dite (si l’on peut dire !), dans ses moindres recoins, du cortex à
l’intestin. Comme de la matière, de son inattendue et implacable leçon de vie : « Face à la matière la matière
elle-même n’a que trois attitudes. Trois états de la matière : Trois états
passifs de la matière face à la matière. Être emporté. Être disloqué. Être
traversé. Trois états qui dépendent du bon vouloir aléatoire de la matière en
marche. » Mais de quelle leçon suis-je en train de parler ? Celle de
notre usure matérielle énergiquement inusable…
Sans bout du compte, si les énumérations à perte de vue et les répétitions décalées
d’un Novarina ne sont pas loin, elles gardent l’exigence de signifier sans
fixer un sens et par-dessus tout elles sensualisent ce qu’elles évoquent. Il suffit
d’épingler les mots au fil de «
Car nous allons tombant : « tombons…
épongeons… chaud… gras… suant… dur chemin du tombeau… caillasseux… caillou… trébucher…
tronc… tronqué…la sente… sans embuche…
d’une bûche… tiède… sablonneux… bue… accroupissons grinçant et crissant des
articulations… froid… pleut… irritant qui s’égoutte… dégoûte… pente… en travers
savonneux… pentu nous allonge dans la terre … sable qui se glisse… débouché…bouche
… glacé… savoureux… relevé… ». Une pensée surgit dans cette écriture de
nos concrétions et confirme, par-delà le bien faire et le mal savoir, que nous
n’avons pas de pensée hors de l’éprouvé d’un sujet, son existence - dans
la langue.
Dernières pages : LZRD, à la
langue lézardée, métamorphose de l’hélice.
par Eric Clémens
[1] Editions le grand os (7 rue Charles Baudelaire, 31200 Toulouse – 125 p., 15 €).