Il y a longtemps qu’on n’avait vu le chef-d’œuvre de Bellini à Paris : Norma. Sur le papier, l’affiche était alléchante : Jean-Christophe Spinosi, le jeune chef français du moment, était le premier chef à l’étiquette baroque
à se frotter au Bel canto, un univers musical généralement méprisé par les « baroqueux ». Dans les faits, trop d’imperfections viennent
noyer des innovations interprétatives qui auraient sans doute mérité un meilleur contexte.
Le résultat, ce sont des sifflets qui pleuvent sur un chef d’orchestre dont le travail n’a pourtant pas que des défauts. Certes, le travail archéologique destiné à reconstituer la composition d’orchestre, les instruments, et le diapason de la création de Norma en 1821, est trop dogmatique pour moi : comme je l’ai souvent écrit : le travail d’interprétation musicale se distingue radicalement de la reconstitution historique, et il importe moins de comprendre pour quels instruments et quelles voix Bellini a écrit Norma, que de savoir avec lesquelles elle sonne le mieux – l’un pouvant, néanmoins, nous éclairer sur l’autre.
Au-delà de cet agacement de principe, on note en effet plusieurs innovations : et d’abord un orchestre beaucoup plus sec, plus précis, et souvent plus propre qu’à l’habitude. Les points
d’orgue qui émaillent la partition passent systématiquement à la trappe ; les tempi, très rapides dans l’ensemble, conservent une régularité de
métronome que ne viennent jamais perturber les effets vocaux ou dramatique. Ce qui pourrait apparaître comme une appauvrissante uniformisation fournit au contraire une ossature dynamique à des
phrases musicales que l’abus de points d’orgue rend facilement illisible. Cela leur confère d’ailleurs un surcroît de dynamisme et d’allant, ainsi qu’un allègement général, qui seul peut espérer
apporter à l’histoire très riche de l’interprétation de cet opéra. De ce point de vue, l’initiative de Jean-Christophe Spinosi est un plein succès.
Cette volonté de repenser l’interprétation de Norma se retrouve dans une conception renouvellée du rapport dramatique et vocal entre Norma et Adalgise. De ce point de vue,
on reste sur sa faim car si l’idée est séduisante, l’interprétation n’est pas à la hauteur. L’idée de base consiste à rééquilibrer deux voix conçues comme proches et entremêlées, mais que la
tradition a progressivement réservées respectivement à une soprano et à une mezzo-soprano. Cette fois, on recherche manifestement à mettre en valeur les graves de Norma, tout en restituant à
Adalgise la légèreté originelle qui convient bien au personnage. Dommage que Lina Tetriani qui chante Norma n’ait pas l’ampleur nécessaire dans les graves pour rendre totalement justice à cette
initiative. La pureté de son timbre dans les airs doux – à noter un magnifique « Casta diva » – est vite rattrapée par les limites vocales de la cantatrice lorsque le ton se fait plus
dur et plus vindicatif. Quant à l’Adalgise de Paulina Pfeiffer, fort applaudie, elle ne manque pas de charme, mais elle aussi, d’ampleur, pour donner tout son relief à la fonction dramatique que
lui a réservé le chef d’orchestre.
Côté masculin, le Pollione de Nikolai Schukoff est étonnamment léger ce qui le rend parfois virevoltant – que l’on songe à la reprise tout en ornement de son aria du premier acte – mais qui, dans l’ensemble, manque singulièrement de vaillance pour un général romain. L’Oroveso de Nicolas Testé est finalement le seul de cette distribution à pouvoir se targuer de véritables atouts vocaux, avec un grave sonore et particulièrement intéressant. Mais le costume ridicule dont il est affublé, une sorte de peau de bête sur T-shirt gris (!) nuit à la crédibilité de son personnage.
La mise en scène, justement, parlons-en. Nul doute qu’elle sera profondément décriée, et que Peter Mussbach eût été sifflé à la deuxième comme il l’a été à la première s’il avait osé pointer son nez. Avant d’apporter notre pierre à l’ensemble des griefs retenus contre le metteur en scène allemand, tentons d’abord de saisir ce qu’il a voulu faire. Une Norma vulgaire, aux cheveux gras, surmaquillée et en talons compensés, qui fait davantage penser à une paumée qu’à une grande prêtresse. Un Pollione à la peau dorée plus fanfaron que général. Une Adalgise blonde et maquillée, elle, comme une poupée. Un chœur agité et angoissant à mi-chemin entre une troupe de fanatiques et une bande de zombies. Une lune très peu aérienne qui traverse l’ensemble de l’opéra, immense boule souvent poussée par le chœur comme un rouleau compresseur, tout cela transforme assez profondément l’ambiance traditionnellement associée à Norma. Et contraste naturellement avec le purisme affiché par le chef d’orchestre.
Dans cet esprit, c’est moins la dignité de la grande prêtresse ou le sacrifice de l’amour qui sont à l’honneur que la fragilité de la femme trompée, la spirale dans laquelle elle est prise, et son impuissance face à un destin qui marche sur elle tel ce chœur et cette lune impitoyables. Pourquoi pas, mais ces lumières fluo qui se succèdent scène après scène (la première en vert, puis du bleu, puis du rose, toujours aussi électriques), et qui deviennent la marque de fabrique du Chatelet après les Vêpres à la Vierge de Monterverdi ou les Fées de Wagner l’année dernière) sont ici ni plus ni moins que laides, inadaptées, criardes, provocantes. De même d’ailleurs que ces costumes grotesques, en particulier ceux d’Orovèse et de Pollione. S’il l’on ajoute le fait que ce théâtre qui fut jusque récemment un haut lieu de la création lyrique parisienne semble cette année s'être transformée en une annexe de Broadway, il est une question plus inquiétante à l’issue de ce spectacle discutable que de savoir si Norma se relèvera des affronts de Peter Mussbach – elle en a vu bien d’autre. Et cette question c’est : où va le théâtre du Châtelet ?
Norma de Vincenzo Bellini au Théâtre du Châtelet, jusqu’au 28 janvier