Jiajiu (加鸠, dites « Tsia-tsiou »), village Dong des « colombes en multitude » est mon deuxième grand détour loin des sentiers battus - qui se charge de recueillir leur plainte ? Chaque matin, un bus relie Congjiang à Jiajiu en six heures de route de montagne. Mon vénéré guide Michelin n’est guère loquace sur le lieu ; mais à la différence de mon étape précédente, dans la vallée de la Dou-liou, il donne quand même le nom du village en pinyin ! En fait Tsia-tsiou c'est ça, village posé sur le Mont de la Lune:
Pourquoi aller là-bas?
Etre déshabillé du regard par une jolie fille, on dit pas non; mais incessamment par des vautours qui ne voient en toi qu’un portefeuille sur pattes, qu’un mouton à tondre et qu’une vache à traire, ça commence à me les hacher menues ! Ce n’est pas tant le nombre des touristes qui me chasse de Congjiang, car ils sont en vérité peu nombreux; je pars frappé par le désarroi de constater de manière si flagrante la transformation que le tourisme impose sur le comportement des habitants.
La veille à Yangmen, où personne ne va, j’étais un voyageur en visite ; le lendemain à Congjiang et à Biasha, j’étais un étranger riche venu pour « consommer » des panoramas, des danses typiques, du folklore de minorités. Je ne sais comment expliquer ce basculement, qui transforme le voyageur étranger, accueilli, en machine à sous, déshumanisée. Gestell du voyageur ?
A nouveau je m’embarque sans trop savoir où je vais ni ce qui m’attend une fois sur place. J’ai dans l’idée que sur Mont de la lune le seul argent sera celui de l’astre.
Avant le réconfort, l'effort
Suivent six heures d’inconfort dans une promiscuité sans honte. Ma voisine épluche des clémentines pour sa petiote : elle jette soigneusement par terre la peau et l’emballage plastique, et laisse les pépins suivre la gravité dans l’enveloppe longiligne d’un filet de bave verticale. Le temps ne semble pas devoir finir. Toujours nous suivons la rivière.
Halte technique au bout de quatre heures. Le car est minutieusement lavé au jet d’eau. Règlement ? Cela me laisse le loisir d’engloutir mon déjeuner, fait de quelques gâteaux secs.
Au bout de cinq heures en fait, nous y sommes. Tsia-tsiou. Village manifestement très pauvre, sur un col entre deux vallées couvertes de rizières. Il y a de quoi dormir, une sorte d’hôtel, mais pas de restaurant, me prévient le chauffeur, qui m’accompagne voir la patronne de l’hôtel. La matrone refait un tour dans la rue principale, comme si un restau avait pu ouvrir dans l’après-midi, et me désigne un escalier de béton.
La chambre dont elle déverrouille le cadenas est petite et spartiate. Lit, couette, oreiller, une télé sur la table, un ventilateur. Par terre, des mégots. Je n’ai pas encore fait le ménage, me dit-elle – depuis combien de temps, me dis-je ?
Puis elle se ravise et, au bout du couloir, elle ouvre une autre chambre, une chambre double, à peu près nettoyée (je suis son seul client, l’avait-elle oublié ?). Elle me laisse la clef du cadenas, 20 kuai la nuit, et m’invite à la suivre en bas, où sa famille habite.
Deux ados, son fils et sa fille sont assis autour d’un réchaud électrique qui présentement sert de chauffage. 16-17 ans, la fille tend ses mains petites au-dessus de la chaleur. Visage fin, blanc, bouche mobile, cheveux tirés très en arrière et regroupés en un chignon noir.
Je peux dîner avec eux, me dit-on. Je précise que je compte partir le lendemain matin; la mère estime que c’est trop tôt pour tout bien voir. Puis elle me demande quels sont mes projets pour l’après-midi : me promener vers Guanghui, village voisin. Là, elle estime que c’est trop loin, et me conseille de faire le trajet à moto. J’ignore si elle saisit ce que je suis venu faire dans le coin. Je ne lui en veut pas, moi non plus je ne saisis pas. Finalement, elle propose que son fils vienne avec moi. Il n’a pas l’air très fute-fute mais je n’ai pas le choix.
Une fois que le fils a fini d’enfiler son jean moulant et de lacer ses (pseudo-) converses, il se laisse tomber près du feu pour pianoter sur son portable. Je me lève de suite, je sors et il me suit.
Balade lunaire
Je n’ai pas l’impression que la balade l’enchante ; d’ailleurs, je n’ai pas l’impression que rien l’enchante, à part son téléphone portable, qui semble accaparer la majeure partie de ses préoccupations, de la même manière que la tique de Uexküll peut rester immobile pendant dix-huit ans focalisée sur l’attente de l’odeur de beurre rance. Tandis que nous nous éloignons du village, tous les quarts d’heure environ un pote l’appelle, lui envoie un message, ou bien c’est à lui de rendre la pareille. Ah elle est belle la jeunesse !
La route, la seule route en fait, suit une ligne de niveau vers un village Miao qu’on aperçoit de l’autre côté de la vallée, à une heure de là. Des hameaux en bord de route jalonnent notre route. Ils ont même de beaux camions bleus:
On est au milieu de nulle part, mais c'est peuplé comme la rue de Rennes un dimanche après-midi. Moins les boutiques, donc on se demande ce que tout ce beau monde fait là.
La vue plongeante sur les rizières est étonnate/renversante/époustouflante:
La tyrolienne est également disponible, sous la forme d'un fil électrique. Après vous!
En chemin, nous dépassons des petites filles en costume traditionnel de plastique qui s’y rendent avec leurs mères sur les pattes.
De vieilles personnes portent sur leur épaule le faix d’un balancier fait d’une branche solide, aux extrémités de laquelle on a pendu deux lourdes charges : bois, eau, légumes… La plupart sourient quand je passe.
Détour par un hameau. Rien que de belles maisons de bois racornies par les ans, rafistolées de toutes parts. Sous les grands portiques où la paille est mise à sécher, les volailles courent.
Le gamin (enfin, l’ado, quoi) réussit à me décourager peu après que nous avons passé le village Miao (un peut triste à vrai dire) : nous marchons depuis une heure et demie, et il me montre que Guanghui est encore loin.
De l’autre côté du la vallée, le son des lusheng monte d’un village à flanc de colline. « C’est trop loin. » Non seulement il n’a pas envie d’y aller, mais quelque chose me dit que si l'on s’y rendait ce serait plutôt moi le guide.