Cet éloignement du consensus boursier au réel, jusqu’à son
actualité la plus récente, nous en dit beaucoup sur cet autre genre de despotisme éclairé qu’est l’absolutisme des Marchés. Quelle théorie matérielle saurait-elle en effet ne pas déchoir, qui
essuyât les rebuffades permanentes de l'ordinaire, attestées et contre-indiquées par l’Histoire elle-même ? Bah, les arènes financières avalent ce calice tout d’un trait, inondées de scolastique
médiévale et d’assez de casuistes pour nous en rebattre ! Prétendument au diapason, mieux, en anticipation de la conjoncture économique, celles-ci n’ont à peu près jamais, ou par accident, épousé
l’air ambiant. Ce qui valait sous Louis-Philippe, pour ne rien dire des ébats antérieurs qui fustigeaient l’Empereur plus que l’économie du pays, s’est peu démenti ensuite : les cours virevoltent
suivant une logique propre qui s’autocatalyse, parfois à la fureur, et le fumet qui s’en exhale tient souvent davantage de l’épisode spéculatif que du « tâtonnement walrassien » vers le prix
optimal du moment. L'exubérance
irrationnelleExubérance, conundrum et autres menues incertitudes
Comme toujours, on ne sentit rien venir. Chacun avait l'œil à ses affaires, et les places financières soufflaient un peu depuis le début de l’automne. En ce 5 décembre 1996, les corbeilles
européennes conclurent sur une note ordinaire. Tout au plus remarqua-t-on que la Bundesbank avait renoncé à une baisse de ses taux directeurs sans alarmer personne. Le lendemain, tous les marchés
plongeaient : à Francfort, l'indice DAX se replia de 4,05%, et l'appréhension gagna la planète entière. Partout on recula. Mais la Bundesbank n’y était pour rien : un certain Alan Greenspan,
quartier-maître de la Fed, y était allé de son couplet sibyllin (…)
des corbeilles, mais aussi, a
contrario, son corollaire dépressif, sont ainsi les compagnons de route des Marchés boursiers, n’en déplaise aux zélateurs qui préfèreraient que ces écarts de conduite fussent plus anecdotiques,
ou à tout le moins plus annonciateurs d’un avenir. Rien n’y fait : le système limbique des opérateurs se contrefiche des dehors économiques.
Les exemples abondent qui montrent combien la Bourse ne reflète qu'épisodiquement la conjoncture. Et, quitte à heurter le sens commun, c’est-à-dire l’orthodoxie qui certifie la sécularité des
Marchés et vaticine jour après jour sur leur prétendue vista, rien n’apparaît moins corrélé à la situation économique que les Bourses. L'espoir que Charles Dow, créateur du Wall Street Journal,
caressa sûrement, qui eût consacré l'indice éponyme new-yorkais comme baromètre universel des temps modernes, restera donc à l'état de vœu pieux : résumant sa pensée, William Hamilton, son
successeur à la direction du journal, ira jusqu’à déclarer que « le Dow Jones est suffisant en lui-même pour
révéler tout ce qu'il y a à savoir sur la conjoncture économique » 4. On ne
pouvait mieux dire : las, les investisseurs seront pris de court en 1929, quand les valeurs s'effondreront de 90% en quelques jours ; le Dow Jones, qui avait déjà pris congé du réel, n'avait rien
révélé qui fût hors de proportion. Il s’afficha mieux en phase pendant les années de dépression qui suivirent : tout le monde était ruiné ! On se refit mais on n'épousa pas mieux les temps
nouveaux : ainsi, longtemps après, tel qui avait investi 100 dollars à New York en 1985, disposait fin 1995 de 360 dollars, inflation déduite, tandis que le salarié américain, qui gagnait 100
dollars en 1985, n'en gagnait que 107 dix ans plus tard 5. Tout le
monde ne peut aller à Corinthe !
Retour en France. Le 20 mars 1962, au lendemain des accords d’Evian, l’indice tricolore atteignit son plus haut niveau historique, non sans avoir perdu un quart de sa valeur entre novembre 1957
et mars 1958, en plein émoi algérien. Malgré cet intermède, la corbeille de Brongniart décupla au cours de douze années de hausse quasi ininterrompue, et multiplia par six le pouvoir d’achat d’un
pécule placé en son sein. Mais dans le même temps, la production industrielle ne fit que doubler 6. Georges
Pompidou, futur président de la République, qui descendait du gaullisme par la banque 7 Rothschild, s’en émut même : « La Bourse a trop monté » clama-t-il ! Les choses s’inversèrent. Entre 1962 et 1978, durant la seconde moitié de cet âge d'or que furent les Trente Glorieuses,
qui virent l’hexagone plongé dans les délices d’une croissance sans précédent, exceptionnelle et constante, de l'ordre de 4,5% par an, la Bourse de Paris connut seize années de crise : l'indice
baissa de 75% en francs constants quand le PIB doublait en volume 8 ! Un peu
plus tard, au crépuscule du siècle, le CAC 40 culmina en septembre 2000, à 6.922 points, en progression de 275% par rapport à 1995, à mille lieues de la conjoncture française. Un demi-siècle de
contresens, et nulle anticipation qui vaille devant l’Histoire, jusqu’aux frauduleuses hausses de la Nouvelle Economie, qui annoncèrent surtout qu’on allait beaucoup rebrousser.
Les récents millésimes se contentèrent quant à eux de ne pas voir qu’on allait beaucoup pâtir : en juillet 2007, le Dow Jones culbuta les 14.000 points, et chacun s’attendait qu’il s’attaquât aux
15.000 points, n’en déplaise à la faux du crédit déjà très affûtée. Les explicationnistes patentés, secondés par un Ben Bernanke qui chiffra l’aléa à une cinquantaine de modestes milliards de
dollars 9, n’ayant
d’yeux que pour la marche triomphale des indices, trouvèrent mieux à vilipender les Cassandre qu’à conjecturer l'embarras futur. Car, l'oracle boursierL’art borgne de la divination
Fontenelle dit que Démosthène se plaignait des oracles de Delphes, qu’il jugeait trop conformes aux intérêts de Philippe de Macédoine : « La Pythie philippise » ironisait-il ! Cependant, des
siècles durant, rien d’important qui n’eût sa part de doute, ne fut entrepris sans consulter les sibylles. Et en cette gageure, les antiques trépieds de Delphes étaient en possession de l’avenir
depuis la nuit des temps : ils dominaient le Marché dirait-on aujourd’hui. Ces pythonisses, aux augures divinement soudoyés, qui montraient bien qu’on avait affaire à des hommes, témoignaient
déjà de l'impérieux besoin de l’espèce à dompter son futur. Au décorum près, rien n'a si changé (…)
est plus infaillible que celui de Calchas, « de beaucoup le meilleur des devins, qui connaît le futur, le présent, le passé 10 ».
Tous ces circuits pour ne rien dire tombèrent à plat, et le bouillon fut consommé : une trentaine de millions de chômeurs à l’échelle planétaire 11, en
attendant les suivants, des Etats dans la tourmente, la croissance au tapis à peu près partout, et quelques milliers de milliards envolés, tout au plus ! Mais les Marchés ont déjà tourné la page
: oublieux et sans mémoire, très éloignés d’appliquer ce qu’ils augurent, et finalement requinqués par la puissance publique, voici leurs obligés à batailler sur la reprise économique conquise
sur le front des 4.000 points du CAC, à tancer les nations impécunieuses quand l’indice perd quelques points et se féliciter de sa résilience quand il les regagne. Rien n’échappe à la sagacité
des Marchés, sauf le réel.
La loi du 13 Fructidor An III (30 août 1795) défendit sévèrement de vendre des marchandises ou effets qu'on ne possèderait pas au moment de la transaction, jugeant que « les négociations de Bourse n’étaient plus qu’un jeu de primes, où chacun vendait ce qu’il n’avait pas, achetait ce qu’il ne voulait pas prendre, et où l’on trouvait
partout des commerçants et nulle part du commerce 2 ». Ainsi l'indifférence des Marchés aux temps qui courent est-elle à l'égal de la
propension d'aucuns à vouloir tout
expliquerExplicationnisme
(...) Veut-on manifester le pas des sociétés ? Croissance organique, chiffre d’affaires, résultat brut d’exploitation, profit, endettement, réduction des coûts, perspectives d’avenir, autant
d’indicateurs dont on saura retenir le plus causal. Veut-on manifester la marche des nations ? Croissance du PIB, balance extérieure, inscriptions au chômage, stocks de carburant, confiance des
ménages, prix à la production, ventes de détail, moral des fermiers de l’Ohio, autant de chiffres, plus ou moins biaisés, souvent contradictoires, dont on se fera un mérite de citer le plus
résonant. Dans ce commun roulis, une statistique chasse l’autre, une illusion domine l’autre (…)
par leur entremise : inextinguible !
(1) Louis XVI porta également le titre de « Roi des Français » entre 1789 et 1792
(2) Pierre-Joseph Proudhon (1857) - « Manuel du spéculateur à la Bourse »
Page 25 « … Jamais la hausse n’avait été aussi constante, aussi forte que pendant les dernières années de ce règne ; jamais non plus la baisse des salaires, la multiplication des faillites, symptômes irrécusables du malaise de la production ne s’étaient manifestées avec plus d’énergie. De 2.618 qu’avait été en 1840 le nombre des faillites, il s’était élevé à 4.762 en 1847. Il était clair qu’en présence d’une situation commerciale et industrielle aussi calamiteuse, la hausse soutenue des fonds publics ne pouvait plus recevoir la même interprétation »
(3) Robert Burnand (1949) - « Le duc d’Aumale et son temps »
(4) Peter Bernstein (1995) - « Des idées capitales »
(5) Alternatives Economiques, Mai 2004, N°225
(6) Jean de Belot (1989) - « La chute d’un agent de change »
(7) François Mitterrand () – « La paille et le grain »
(8) André Orléan (2005) - « Le pouvoir de la finance »
(9) Les Echos, le 20/07/2007 - « Les déclarations de Bernanke n’inquiètent pas les Marchés »
(10) Wikipédia - Homère - « L’Iliade (chant I, v 69-70) »
(11) Le Monde, le 28/01/2010 - « 6,6% - Le taux de chômage mondial »
« Le nombre de personnes sans emploi dans le monde a atteint le niveau record de 212 millions de personnes, ce qui représente un taux de chômage de 6,6 % et une hausse de 34 millions par rapport à 2007, avant la crise, selon le Bureau international du travail (BIT). Le total des personnes sans emploi avait atteint 185 millions en 2008. En 2010, le chômage devrait toucher plus de 213 millions de personnes, soit un taux de 6,5 % en raison de l'augmentation de la population mondiale. Le chômage des jeunes s'est aggravé en 2009 avec 83 millions de sans emploi, contre 74 millions en 2008 et 72,5 millions en 2007 »
Illustration : Economiquement flou