Lundi, 6h. Une angoisse sourde étreint mon coeur à l'approche de l'heure fatidique.
Voyez-vous, j'ai vécu une enfance paisible et calme. Couvé par les regards attentifs et attentionnés d'une mère, deux soeurs, sept tantes et deux grand-mères, j'ai toujours grandi conforté par la présence rassurante et tiède d'un giron féminin compatissant à mes côtés dans les moments durs. J'ai des souvenirs émus de chaudes après-midi d'été passés à jouer avec mes cubes sous la table de la cuisine, tandis que bruissaient autour de moi les jupes qui d'une soeur occupée à écosser des petits pois, qui d'une mère penchée sur son ouvrage de broderie, discutant à voix basse de la tenue de leur foyer.
Je ne suis pas préparé à la rupture brutale qui va s'opérer pour moi aujourd'hui.
Aujourd'hui, à sept heures, je pars pour une mission de pêche de quatre jours, avec 6 membres de l'IRD et 8 pêcheurs, tous aussi mâles qu'on puisse l'être.
J'ai peur. Je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit. J'entendais déjà leurs voix rocailleuses et vulgaires échangeant des insanités sur leurs expériences sexuelles, telles que « Mais tape au fond, criss', chuis pas ta mère ! Qu'elle faisait, la québécoise ! Ha ouais, c'est des chaudes, hein ! », tout en déglutissant des chopes de pastis premier prix et gobant des cacahuètes par pleines poignées, avant d'annoncer « ho putain, je dois aller faire pleurer le cyclope, m'attendez pas » et d'aller émettre un puissant jet d'urine par dessus la rambarde du bateau, face aux pirogues de touristes choqués.
Comment pourrais-je m'intégrer parmi eux ? Le veux-je vraiment ? Cette nuit, dans mon lit, étreignant mon oreiller, je me surpris à murmurer des phrases d'une voix qui se voulait virile. « Nom de d'là ! » répétai-je plusieurs fois, tournant et retournant dans ma bouche ces paroles au goût étrange.
Je cherche des blagues douteuses à raconter. C'est dur. Je ne connais qu'une blague : « c'est un type qui rentre dans un café, et plouf ». Je l'adapte. « C'est une p*** qui rentre dans un café, et plouf ». Je ne sais pas si cela suffira. Et ce mot en p m'écorche la langue.
On frappe à ma porte. Je vais devoir partir.
Lundi soir : Pas beaucoup de temps. Tout s'est passé selon mes prévisions. A mon soulagement, je tiens le coup. Nous nous couchons sous les moustiquaires. Une fois la lumière éteinte, je fais un bruit de pet avec mon aisselle pour marquer mon désir d'intégration. On me répond des quatre coins du bateau.
Un lourd ronflement de ténor monte dans la nuit, à ma gauche, en contrepoint du clapotis de l'eau contre la coque. Je ferme les yeux. Je pourrais presque me croire dans la chambre de ma grand-mère. Je m'endors doucement. Je n'ai presque pas envie de pleurer.
Mardi matin : Après un solide petit-déjeûner ponctués de rots au parfum de mauvais café, nous partons « visiter l'amas coquilier », subtile périphrase indiquant le délestage intestinal dans le code local (l'autre possibilité consiste à se harnacher solidement au bastingage, s'accroupir au dessus de l'eau, et plouf). Faire caca dans la mangrove n'est pas chose facile. Le regard avide des crabes violonistes me bloque le sphincter. Je remonte mon pantalon sans avoir réussi, et rentre pieds nus sur les débris de coquilles. La journée s'annonce longue.
Mardi soir : journée conforme à mes pires cauchemars. Nous nous sommes vautrés dans le sang, la tripe, le mucus et le sperme. Oui, même le sperme. Une âcre remontée de thieboudienne préparé avec le cadavre des poissons pris le matin même remonte à mes narines à la seule évocation de ce massacre.
J'ai pu éviter une partie des manipulations macabres qui constituent notre travail et enthousiasment mes collègues en me proposant pour immortaliser ces moments avec mon appareil photo. Puissé-je n'avoir jamais à revoir ces images.
Je sens la Nature environnante se fermer à mon esprit. Même mes amis dauphins me tournent le dos et me fuient.
Je vais me coucher. Je ne veux pas devenir comme eux. Je ne veux pas...