Un roman sur Twitter ? La vie rêvée (6)

Publié le 20 mars 2010 par Perce-Neige

On aimerait naturellement pouvoir respirer un peu. Se dire que le pire est désormais derrière nous. Il suffit peut-être de tourner la tête ? / Juste éviter de voir. S'efforcer de ne rien entendre. Refuser d'écouter jusqu'au bout. S'obstiner à détourner le regard. Rire de bon cœur. / S'embrouiller les méninges. Confondre les mots et prendre des vessies pour des lanternes. Jacasser à longueur de temps. Rouspéter. Parfois. / Le fait est qu'effectivement Julien Savouré reprenait des couleurs. Annonçant à la cantonade qu'il se considérait désormais comme guéri... / Et qu'il ne fallait plus jamais (plus jamais, entendez vous bien) lui parler de ses petites misères. Car entre Paul à ma droite et Delphine. / Juste contre moi, je ne risque plus rien, n'est-ce pas ? Et la cantonade avait approuvé. Votant à l'unanimité pour regagner la terre ferme. / Se dirigeant à grandes enjambées vers l'un ou l'autre des deux bar-tabac-épicerie et compagnie susceptibles de les accueillir au pied levé. / Leur offrant un refuge conforme à leur attente. Une mauvaise table en formica dans un recoin quelconque. Un tourbillon d'apostrophes. / Des ricanements de nicotine, et de pastis, et de kirs à la mode vendéenne. Et de visages comme on n'en voit plus. Et de paupières humides. / Des confidences qui restent en travers du gosier. Des nuits perdues à t'attendre. Ou du moins à t'espérer. Ou à t'imaginer. Tu m'entends ? / Non en vérité Julien n'entendait rien de tout ça. Ni Delphine, non plus, d'ailleurs, accrochée à son bras. Ni Paul, perdu dans ses pensées. / Toujours à la traîne. Cherchant vaguement, mais sans trop se forcer, tout de même, une idée quelconque qui pourrait alimenter son roman. / Un truc assez nouveau, pas trop sophistiqué mais suffisamment complexe pour éveiller la curiosité du chaland. Légèrement sexy sur les bords. / Ancré dans la réalité du moment. Un peu de politique et de diplomatie ne ferait sans doute pas de mal, se disait-il en sortant son carnet. / Vous voyez la scène, sans doute ? D'abord Julien Savouré qui n'en finissait pas de se trémousser sur sa chaise et plaisantait à tout va. / S'impatientait légèrement. Fronçait des sourcils. Levait le bras, en maugréant. Gesticulait. Pestait comme un malade. Gigotait. Rugissait... / Tout ça pendant que Delphine s'enflammait pour un reflet. Se pomponnait. S'ajustait les cils dans le miroir. Se perdait. Se retrouvait... / S'imaginait. Se croyait plus jeune. Ou plus laide. Ou plus belle. Les traits plus ou moins tirés. Les ombres qui font la tête à l'envers ! / Et que Paul, tranquille, s'en prenait à sa feuille, martyrisant le verbe, s'affranchissant de la grammaire, s'en donnant à cœur joie, ouah. / Des lignes et des lignes d'écriture. Presque illisibles, il faut bien le dire. Incompréhensibles, aussi, en partie. Et guère intéressantes. / Pourquoi le cacher ? Car souvent à force d'écrire on en oublie ce qu'on a sous les yeux. On finit par ignorer ce qui nous est plus proche. / On s'arrange avec la réalité. Détricote les phrases juste pour le plaisir de les dire. On garde en bouche les meilleurs mots pour la faim. / On ne fait plus attention à rien, surtout... On ne voit même plus rien, hélas, vous pouvez me croire. Même quand Paul se lève, brusquement. / Et se dirige vers le bar. Et s'envenime. Et discute en haussant légèrement le ton. Et parlemente. Et s'excuse, et je n'ai rien dit de tel. / Et se rassure. Et prend la terre entière à témoin. Propose une tournée générale au moins. Et plaisante. Et décide d'aller s'aérer 5 minutes. / Il faut attendre un moment pour que la réalité s'impose. Pour qu'il ne soit plus possible de l'ignorer. 10 minutes ? 20 minutes ? Davantage ? / Qui peut le dire. Et d'ailleurs peu importe, au fond. Delphine vous interroge du regard, presque hébétée. Non, vous n'avez rien remarqué... / Julien s'est absenté, tout simplement. C'est l'affaire d'un instant, non ? Rien ne presse. Vous n'allez pas croire au malheur pour si peu... / Les regrets viendront bien assez tôt. Quant aux questions... N'en parlons pas. Elles resteront sans réponse, vous ne croyez pas ? / Car voilà... Ce jour-là, 12 mars 2008 et des poussières, Julien Savouré disparaissait de la surface de la terre. Ni plus ni moins. / On pourrait invoquer, pour l'expliquer, la position respective de Saturne et de la Constellation du Centaure. Une conjonction particulière. / Mars et Vénus strictement alignés, et pour quelques heures seulement. Une éruption magnétique de très grande ampleur à la surface du soleil. / D'autres hypothèses, plus farfelues encore, si tant est que ce soit possible, ne manqueraient d'être avancées par quelques illuminés... / On vous annoncerait, le plus sérieusement du monde, être parfois en communication télépathique avec des êtres à l'intelligence supérieure. / Lesquels auraient eu l'idée lumineuse d'inviter Julien Savouré à les rejoindre à bord d'un engin inter-galactiques des plus sophistiqués. / Tout ce petit monde accoudé au bar d'un improbable vaisseau spatial clignotant de 1000 feux discuterait sans fin de l'avenir de l'humanité. / Bavarderait. Aborderait diverses questions métaphysiques. Envisagerait plusieurs solutions. On était en droit de se féliciter. / Julien Savouré, saurait se montrer convainquant. Plaidant, devant cette étrange assemblée, la cause d'une planète Terre en perdition. / Il faut nous aider les mecs, dirait-il en levant son verre à moitié vide et tout en filant à la vitesse de la lumière vers d'autres cieux. / On n'est pas aidé, parfois ! Car, bien sûr, ce genre de rumination ne mène à rien. Suffisant juste à vous faire perdre un temps précieux. / Car plus le délire est intense, et plus votre loustic sait s'y prendre pour retenir votre attention. Vous entrainer. Suggérer. Insinuer... / Ne peut-on pas deviner dans la forme si particulière du nuage qui se dirige droit devant, le visage de profil de celui que vous cherchez ? / Et puis, ce vent qui souffle par saccades, courbe les roseaux, caresse d'une bourrasque la crête des collines, se lève-t-il là par hasard ? / Ou porte-t-il d'autres témoignages inaudibles à une oreille humaine mais qui vous sont pourtant spécialement destinés. Vous doutez ? Pas moi. / Le fait est que Julien Savouré restait mystérieusement introuvable. D'abord on avait interrogé les quelques-uns qui traînaient sur le quai. / Sauf qu'ils n'avaient rien vu. Ne se souvenaient de rien. Ou à peine. Effectivement, oui, peut-être, un type blond, assez grand. Élégant... / C'est ça ? La clope au bec. Le regard dans le vague. Arpentant le trottoir. Se faufilant entre les voitures. Filant soudain à toutes pompes. / Mais après... Sur le parking, à deux pas, chevauchant la mobylette que la moitié du collège lui avait enviée quelques mois plus tôt, Antoine. / Lequel avait assuré, sur l'honneur, que personne, vraiment personne, durant ces 10 bonnes minutes, n'avait traversé son champ de vision. / Or le dénommé Antoine était parfaitement capable de vous apporter, sur un plateau, la preuve de ce qu'il vous racontait. Preuve number one ? / Il avait attendu ses potes un bon moment. Et commençait salement à s'impatienter. A se geler et à se désespérer. Et à vouloir mourir, oui... / Preuve number two ? Il n'avait pas quitté des yeux ce foutu parking. Sauf pour lorgner, de temps à autre, vers son poignet gauche. 10h22... / C'est à rendre fou, n'est ce pas ? Car bien sûr d'autres investigations autrement poussées, rondement menées n'avaient rien donné non plus. / Paul et Delphine, passées les premières heures d'incompréhension puis d'affolement s'étaient en effet rendus au commissariat le plus proche. / Il avait fallu reprendre à zéro devant les trois flics à l'allure débonnaire qui les écoutaient sans les entendre et fronçaient le sourcil. / Le plus vieux ne cessait de les regarder de travers. Les interrompait à tout bout de champ. Se levait brusquement. Ergotait. Revenait. Bon. / Expliquez moi tout ça. Se dirigeait vers la fenêtre. Balançait lentement la tête le regard dans le vague. Méfiant. Suspicieux à l'extrême. / Tandis que le plus jeune (un visage de gamin) semblait infiniment compréhensif. Le truc classique. L'un vous agresse; l'autre vous rassure. / Je parie que votre ami s'est absenté quelques heures. Une escapade sur un coup de tête. Nous voyons cela tous les jours, n'est ce pas ? / S'adressant au troisième larron. Celui qui endosse le rôle du demeuré, pensez-vous. Incapable d'articuler 3 mots sans trébucher. Et encore. / La bouche pâteuse. L'œil de travers. Joli tableau. Et le plus vieux se lance dans une déduction. Une construction. Une imagination. Voyons. / Supposons établie, certifiée, la disparition de Julien Savouré. De 2 choses l'une. Ou bien c'est un accident. Ou bien c'est un enlèvement. / Je ne vois que ça... Enfin... Là, la bouche pâteuse lançait un bref postillon en guise de commentaire. Ce à quoi le plus jeune rétorquait. / S'employait. Poussait d'incompréhensibles soupirs. Vu que Delphine, juste devant lui, commençait à montrer quelques signes de lassitude. / Suggérant que l'on pourrait remettre au lendemain ce que l'on ne parvenait pas à éclaircir le jour même. Au lendemain, ou même plus tard... / Elle en avait un peu assez en fait de tout ça. Aspirait à retrouver un semblant d'équilibre. Et songeait ouvertement à rentrer chez elle. Putain. / Ce, à quoi, le plus vieux avait répondu en tordant la bouche. Concédant qu'elle avait tout à fait le droit de prendre la route. Affirmatif ! / Vous signez là mademoiselle et le tour est joué, avait annoncé le plus jeune en souriant exagérément, espérant encore davantage sans doute. / Nul doute qu'elle aurait signé aveuglément à peu près n'importe quoi. Exactement de quoi s'extraire de la mélasse. S'éclipser, vite fait... / Un coup d'œil en diagonale... Deux ou 3 bâillements à s'en décrocher la mâchoire... Une virgule placée au mauvais endroit... On se tire ? / Paul avait approuvé. Ne trouvant rien à redire à tout ça. S'excusant presque auprès de la gendarmerie. Replaçant la chaise au bon endroit. / Remerciant chaleureusement. Tirant des plans sur la comète. Se gardant bien de la moindre allusion à ce que l'avait conduit à rappliquer... / Prenant congé aussi vite qu'il le pouvait. Rejoignant Delphine sur le perron du commissariat. Ses ongles vernis. Son humeur. Sa petite mine. / Ses commentaires. Ses soupirs de soulagement. Ses cheveux qui lui mangeaient le visage, pour peu que le vent souffle du mauvais côté. / Son briquet qu'elle ne retrouvait pas. Putain... Ses clefs. Je crois que j'ai besoin de vacances, avait-elle dit. Bon sang que c'était vrai. / Voilà qui justifiait de ne pas traîner. Griffonnant un 06 quelque chose sur la dernière page du carnet de Paul. Si tu as des nouvelles... / L'embrassant sur les joues. Prétextant. Promettant. Dansant d'un pied sur l'autre. Cette fois c'est parti. Claquant la portière. Klaxonnant./ Parions que Paul, à cet instant précis, puisse se sentir légèrement abandonné. Certes, bien d'autres que lui pourraient se plaindre... / En toute objectivité, sa situation n'avait rien de catastrophique. Mais l'objectivité n'était peut-être pas son fort ! Il faut comprendre... / L'Austin de Delphine n'était désormais plus qu'un souvenir et quant à la silhouette familière de Julien Savouré, n'en parlons plus... / Qu'allait-il faire ? Ce que vous auriez fait à sa place ! Ce que n'importe quelle personne sensée aurait fait à sa place... Voilà la vérité. / Paul avait repris le chemin de la villa. Bien décidé à s'accorder quelques heures de sommeil. Demain serait un jour de chance. Enfin... / Sauf qu'à force la chance peut vraiment vous filer entre les doigts avant même que vous ne vous en rendiez compte. Nous n'en sommes pas là. / Nous en sommes au moment précis où Paul s'installe dans la véranda. Dispose autour de lui tout le matériel nécessaire, bol de café compris. / Carnets et blocs divers condamnés à servir de nourriture à toute une ménagerie de stylos et de bics de dimensions et de couleurs variées. / Juste au moment où l'aube pointe entre les pins parasols. Juste au moment où Paul encore en pyjama s'affale sur le fauteuil. Le bon-heur... / Juste au moment où Paul dégaine le premier engin venu. Un truc qu'il tripote quelques instant avant de se jeter dans la mêlée. Et d'écrire. / Immédiatement il devine que ce stylo à la pointe un peu trop épaisse risque de l'entrainer beaucoup plus loin qu'il ne le voulait. Il écrit. / Immédiatement il soupçonne que ce sera long. Un peu pénible parfois. Mais... Il en aura pour un mois, ou presque, à ne répondre à personne. / A certains il dira qu'il s'absente. Prétextant une mission de confiance. Un voyage d'étude au Japon... Souvent il se contentera de sourire. / Il n'empêche. Ce sera comme une longue, une très longue parenthèse. Trente jours, à peu de choses près, sans en entendre jamais parler... / Vous ne me croyez pas ? Vous trouvez que j'exagère ? Et bien pourtant, pour une fois, Paul ne mentait pas. 30 jours de silence ? Hélas...