En 1842 Joseph Mallord William Turner, passager de "l'Ariel", demande au cours d'une violente tempête de neige qu'on l'attache au mât du navire, sur le pont, afin qu'il puisse observer la mer en furie pour mieux la restituer ensuite, de mémoire. Il va passer ainsi quatre d'enfer.
Comment ne pas penser à Ulysse d'Ithaque qui demande la même chose à ses marins afin qu'il puisse entendre le chant absolu et envoûtant des sirènes.
Un artiste serait donc sur le bord du précipice. Là, serait obligatoirement sa place ? Là serait la juste place, la seule, pour saisir la vision de la lumière et la porter ensuite au monde, la restituer ? Être au bord du gouffre, témoin des merveilles, témoin de l'horreur pour être artisan de lumière.
S'il est bien un seul, entre mille, peintre de la lumière, Turner est celui-là.
Un artiste, un véritable artiste, est un funambule qui franchit ce fameux précipice sur son fil, le fil de sa propre vie, sans balancier. Son coeur seul lui servant de balancier.
Autre déclinaison. Être installé sur le rebord du monde, les coudes posés dessus, les poings fermés, appuyés sur les tempes. Ouvrir grand les yeux. Témoin impartial.
Un artiste ne sait pas grand-chose, il ne sait même presque rien. Pousser une brouette comme le facteur Cheval, façonner la glaise de ses doigts, sculpter le granit ou le marbre pour extirper de cette matière brute un sourire d'éternité comme Praxitèle ou Camille Claudel, ramasser des brassées de fleurs vives comme Séraphine de Senlis, créer un bleu solaire comme Matisse.
La vraie vie d'un artiste c'est trois fois rien chanté avec le coeur.
Une vie passée au bord du gouffre sachant que ce n'est pas le fruit d'un monstrueux hasard, d'une scandaleuse injustice, mais que c'est bien là que réside, la seule, l'unique place de l'artiste. Du créateur.