Mise en cause de la présomption d’innocence par un homme politique célèbre qui n’est pas un « agent de l’État»
Un procureur de district russe a été poursuivi pénalement puis condamné à trois ans et six mois d’emprisonnement pour avoir battu et violé une mineure de dix-sept ans. Il bénéficia cependant d’une amnistie et fut libéré un an après sa condamnation définitive. L’intéressé a contesté les conditions de sa détention provisoire en isolement (dans « la prison d’instruction 24/1 de la ville de Krasnoïarsk (”SIZO-24/1″) » - § 18) mais n’obtint une condamnation de l’administration pénitentiaire que sur la légalité de la détention et non les conditions de celle-ci. Par ailleurs, quelque jours après le déclenchement de la procédure, Alexandre Lebed , qui était à l’époque « candidat au poste de gouverneur de la région de Krasnoïarsk et [une] personnalité publique très connue » en Russie qualifia sur plusieurs chaînes de télévision nationales et locales « le requérant de “criminel”, dit que celui-ci aurait dû être depuis longtemps en “taule”, et promit que cet espèce de “chienne” (”сука”) serait bientôt “sur les nattes en prison” » (§ 8).
S’agissant tout d’abord de l’allégation de violation de l’article 3 (Interdiction des traitements inhumains et dégradants) relative aux conditions de détention, la Cour européenne des droits de l’homme condamne la Russie à ce titre. Après avoir relevé que cette violation n’avait pas été redressée par les juridictions internes (la condamnation interne précitée ne portait pas sur les « conditions de détention en tant que telles » et la « somme de 109 EUR [n’a] pu offrir au requérant une satisfaction entière et suffisante au titre du dommage moral subi » - § 34), la Cour estime que les exigences conventionnelles de « conditions de détention […] compatibles avec le respect de la dignité humaine » (§ 41) n’étaient pas ici satisfaites au regard de « la promiscuité dans laquelle le requérant fut de toute évidence détenu, cumulé avec le régime d’isolement auquel il y était soumis et l’absence de système d’aération, d’eau et de lumière naturelle » (§ 49 - pour un autre exemple V. Cour EDH, 2e Sect. 16 juillet 2009, Sulejmanovic c. Italie, Req. n° 22635/03 - Lettre Droits Libertés de 19 juillet 2009 - n° III et CPDH 5 août 2009).
Plus novatrice est la solution de la Cour concernant le droit à un procès équitable (Art. 6) et, en particulier, l’atteinte à la présomption d’innocence (Art 6.2) suite aux propos tenus par un personnage public. Certes, la jurisprudence strasbourgeoise a déjà affirmé par le passé que cet article « exige qu’aucun représentant de l’Etat ou d’une autorité publique ne déclare qu’une personne est coupable d’une infraction avant que sa culpabilité ait été établie par un “tribunal” » et s’oppose aux « décisions ou […] déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable » (§ 59). Mais, ici, la juridiction européenne va plus loin. En tenant compte du contexte électoral durant lequel les propos litigieux ont été prononcés (§ 61), elle estime que M. Lebed ne s’est pas « exprim[é] à la télévision […] en tant que “personne privée” » car, en plus d’être « candidat au poste de gouverneur de la région » concernée, il « était, au moment des faits, un général de l’armée en retraite, une figure importante de la société russe ayant occupé différents postes de haut-fonctionnaire et un homme politique très connu » (§ 62). Dès lors, compte tenu du fait « qu’une campagne médiatique virulente est dans certains cas susceptible de nuire à l’équité du procès, en influençant l’opinion publique et, par là-même, les juridictions appelées à se prononcer sur la culpabilité d’un accusé » (§ 62) et compte tenu du « contexte des circonstances très particulières » (§ 63), « la Cour estime qu’il s’agissait de déclarations d’une personnalité publique (”public official”) qui eurent pour effet d’inciter le public à croire en la culpabilité du requérant et préjugèrent de l’appréciation des faits à laquelle allaient procéder les autorités compétentes » (§ 63).
En conséquence, la Russie est condamnée pour violation de l’article 6.2 (§ 65). Cette décision adoptée à une infime minorité (quatre voix contre trois) est inédite en ce qu’elle admet une violation de la présomption d’innocence pour des propos tenus par une personne qui n’est pas à cet instant un agent de l’État. Les juges minoritaires (Opinion en partie dissidente du juge Lorenzen ralliée par les juges Maruste et Lazarova Trajkovska) fustigent d’ailleurs cette solution qui « va au-delà de la jurisprudence de la Cour » et estiment, en sus d’une critique de fond de cette position, que celle-ci « devrait émaner d’une Grande Chambre », ce qui sera peut-être le cas si un renvoi devant cette dernière formation est sollicité et accepté (Art. 43).
Alexandre Lebed
Kouzmin c. Russie (Cour EDH, 5e Sect. 18 mars 2010, Req. no 58939/00 )
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Actualités droits-libertés du 18 mars 2010 (2) par Nicolas Hervieu