Martine Aubry et « l’homme de gauche »

Publié le 19 mars 2010 par Variae

Le grand chelem espéré il y a quelques semaines par Aubry, enfin à portée de mains ? On apprend que non à la lecture de Libé : «Bien sûr que non, insiste-t-elle. Non, il n’y aura pas de grand chelem.» La faute à qui, à Georges Frêche ! « Quand on ne s’exprime pas comme un homme de gauche, lorsqu’on bafoue les valeurs de la gauche, on n’est plus un homme de gauche.» Une victoire de Frêche ne sera pas à compter au total de la gauche. C’est dit.


Ces propos lapidaires viennent rejoindre ceux tenus par d’autres responsables socialistes, comme Arnaud Montebourg, qui expliquaient dans le cadre de la même affaire qu’il « valait mieux perdre une région que son honneur », ou appelaient à la destruction d’un “socialisme pourri”. Ils engagent une prise de position très problématique sur ce qu’est un « homme de gauche ».

Reprenons le problème dans le bon ordre. On vote, aux élections régionales, pour une liste de candidats qui vont ensuite « gouverner » en assemblée la région. Les listes d’un parti, la plupart du temps, reconduisent un certain nombre des conseillers sortants et s’appuient sur le bilan réussi du dernier exercice pour promouvoir leurs candidatures auprès des électeurs. Cela vaut pour les listes de candidats estampillées PS à ces régionales 2010.

Le deuxième tour dans le Languedoc-Roussillon oppose la liste de l’UMP à celle du FN et à celle de Georges Frêche. Cette dernière est majoritairement composée de candidats socialistes, investis dans le cadre du processus régulier du Parti socialiste à l’automne dernier. Parmi eux nombre de sortants, comme le président lui-même (qui n’appartient plus au PS en tant que tel depuis 3 ans, mais qui avait été normalement investi avant l’accrochage avec Laurent Fabius qui lui vaut aujourd’hui excommunication). Ils ont appliqué un programme qui n’a pas été dénoncé par le PS comme n’étant pas de gauche, et leur projet pour la prochaine mandature ne se situe pas à l’opposé des orientations du « contrat pour les régions » adopté nationalement par le PS. Ajoutons pour finir que quand Martine Aubry a appelé, en début de semaine, à faire « barrage à la droite » dans cette région, ce ne pouvait être qu’en votant pour une liste non de droite – celle de Frêche. Si la dirigeante d’un parti de gauche appelle à voter pour une liste pour barrer la droite, on a de bonnes chances de penser que la liste en question a (au minimum) des proximités avec la gauche.

Et pourtant, la première secrétaire persiste à affirmer que le Languedoc-Roussillon ne serait pas à compter, en cas de victoire générale dimanche soir, dans un « grand chelem » de la gauche. Outre le fait qu’elle écrase ce faisant toute une (probable) majorité au conseil régional sur la seule personne de son président et ses débordements personnels, elle sous-entend une bien curieuse définition de ce qui fait qu’un homme est – ou non – de gauche.

Première question : la politique menée par le Conseil Régional de Languedoc-Roussillon ne sera sans doute fondamentalement pas différente de celle menée durant le dernier mandat. Est-ce à dire que le Conseil version 2004-2010 n’était pas de gauche ? Conjointement, si d’autres régions mènent des politiques semblables à celles du Languedoc-Roussillon durant ce mandat, est-ce que cela voudra dire par extension que malgré le verdict des urnes, elles ne seront en fait pas de gauche ?

Deuxième question : qu’est-ce qui importe le plus pour décider si un homme est, ou non, de gauche ? Sa façon d’être, ses actes, les politiques effectivement menées ? Laurent Fabius, invectivé par Frêche, a (de la fin des années 90 à 2002) été un fervent défenseur de la baisse des impôts, avant de se reclasser à la supposée aile gauche du PS. Est-ce que cela ne mettait pas en question son statut d’homme de gauche ? Et pour ce qui est de Frêche, est-ce que des débordements verbaux pèsent infiniment plus que les politiques réalisées, au point que l’on se fonde uniquement sur ceux-ci pour l’expulser du cercle des gens de gauche ? Admettons, par ailleurs, que l’on découvre en examinant son bilan qu’il a œuvré contre le racisme et l’antisémitisme, en tant que maire de Montpellier puis président de Conseiller régional, qu’est-ce qui vaudrait plus, des mots ou ces actes ?

On ne peut pas balayer cette interrogation d’un rapide « les deux, mon général ». C’est une vraie question de morale politique, celle, justement, de la définition de l’éthique d’un responsable politique. C’est quoi, le bon homme politique ? Est-ce que son comportement personnel est aussi déterminant que ses réalisations publiques ? A la fin des années 90, Bill Clinton avait failli tomber sous les coups du puritanisme américain, pour lequel une relation extra-conjugale masquée est une bonne raison de destituer un président. Georges Frêche, de son côté, doit son aura sulfureuse à une série de débordements verbaux, tous marqués du sceau de l’ambigüité et qui relèvent plus d’une personnalité et d’un type de personnage politique – que l’on peut détester – que d’un racisme ou d’un antisémitisme saillants et avérés. Dire que ces éléments pèsent autant que l’efficacité politique (au service des administrés) dans la balance du jugement gauche/non-gauche ou dignité/indignité politique, c’est tomber dans un travers particulièrement dangereux, celui du moralisme. Qui suppose que les hommes et femmes politiques, pareils aux saint de jadis, doivent faire office d’exemples édifiants, y compris dans la partie de leur vie qui sort du strict exercice de leur fonction.

On notera au passage que ce moralisme, cette « terreur de la vertu », finit au bout du compte par générer ce qu’il cherchait à éviter : le mépris des électeurs. S’il faut plutôt « perdre une région [à la droite ?] que son honneur », cela signifie que l’on est prêt à abandonner plusieurs millions de Français à des politiques de droite que l’on condamne à juste titre par ailleurs. Ce qui n’est pas, me semble-t-il, la meilleure façon de mettre en œuvre les « valeurs de gauche » chères à Martine Aubry.

Romain Pigenel