GUSTAVE LE ROUGE ET L'ART SOCIAL
III
Notre-Dame la GuillotinePar toute la ville, depuis les sept longues semaines que flambait la révolte des Pauvres, les manifestations de la vie s'étaient faites souterraines et funèbres. Le bruit sommeillait, voilé d'une solennelle sourdeur de cataracte lointaine.
Le triomphe des riches n'avait point empêché la destruction d'une grande partie de la ville. Chaque nuit, d'implacables incendies rougeoyaient ne laissant qu'un chaos de ruines. Les squelettes carbonisés des arbres, les colonnes tordues des lampadaires s'enfonçaient en des perspectives de suie, en de grimaçants horizons de cendre et de platras, coupés de décombrales barricades, selon le pluvieux silence de l'hiver, en un pantelant qui-vive d'explosions et de meurtres.
Seul, le cœur de la ville occupé par les vainqueurs palpitait encore d'une furieuse vitalité, d'une vindicative fièvre de supplices. Cernés dans trois grandes places par l'armée, les pauvres étaient exterminés méthodiquement sans interruption, jusqu'à la tombée du soleil : la guillotine fonctionnait, les fusillades crépitaient.
En personne, Gorgius, le grand Répresseur présidait à la destruction, étonnant d'énergie, malgré son âge. Grâce à lui, maintenant, la sérénité renaissait dans les cœurs ; encore un peu de sang et les pauvres allaient être définitivement humiliés, domestiqués pour des siècles. Une multitude, d'ailleurs, à cause des interruptions dans l'approvisionnement, succombait au froid, à la famine et au suicide.
Chaque soir sous une ample escorte, Gorgius regagnait son hôtel sauvegardé par toute une inexpugnable troupe de gens de police. Athlétiquement constitué il consacrait à d'originales débauches la meilleure part de ses nuits ; on parlait même de puériles profanations, de violences posthumes, mais on passait outre sur ces faiblesses excusables, après tout, en une période de licence de la part d'un génie aussi nerveusement organisé. L'impunité de toutes les actions lui appartenait.
Pour ces causes, peut-être, il était généralement grave comme si quelque ombre planait sur lui ; ce soir-là surtout, il paraissait mortellement sombre.
L'ennui trônait en son âme démantelée que nulle dépravation ne tirait plus de sa torpeur, dont nulle salacité n'aiguisait plus le désir ; pour lui, les jours, les heures, les minutes gouttaient en une averse de désenchantement, sans nul neuf frisson, sans nulle inédite palpitation. Son moi gangrené ne roulait plus d'aspirations vers les choses, pareil au fleuve dont les eaux fétides étaient ralenties d'obstruantes carcasses et qui s'étendait, liquoreux et verdâtre comme une veine de pus, phosphorescent le soir de lumineux miasmes.
Au loin, des chiens hurlaient longuement ; redoutables depuis les troubles, ils erraient en bandes, privés de maîtres et se disputaient en d'acharnés combats leur horrible sportule.
Le pavé était englué d'une boue grasse pareille à la crasse humaine qui s'attache au dôme des fours crématoires, d'une sanie figée et décomposée dont les résidus fluaient en ruisseaux de purulence, en mares ignominieuses ou se liquéfiaient les cadavres des massacrés. L'air même était lourd, changé en une fange fluide dont la fadeur écœurait. Le dictateur et sa troupe hâtés parmi les ténèbres visqueuses semblaient quelques pullulement de bêtes immondes grouillant dans la féteur d'un ulcère.
De temps à autres s'entendaient de petits cris d'enfants à l'agonie sous la pluie ou de femmes que la rage et le froid faisaient aboyer à la mort comme des chiennes ; alors le dictateur avait un geste d'impatience et les soldats, silencieusement, coupaient la gorge aux braillards ; le recueillement redevenait possible et la troupe continuait de s'avancer.
Plus allègre d'esprit à mesure qu'il approchait de son hôtel, Gorgius compulsait ses chances de triomphes futurs, calculait les risques de ses ambitions se figurant presque, en l'importance d'exeception que la Révolution lui avait donnée, établir le bilan de l'humanité.
Puis il se plut à évoquer les douloureuses physionomies des exécutés du jour et de morbides songeries l'obsédèrent en pensant à la guillotine. Elle se dressait en son imagination comme une idole embrumée de mystère, animée d'une vie particulière faite des terreurs et des vengeances des hommes, comme une attirante et traîtresse femelle dont les jambes rigides, dont le sexe fallacieux et vide incitaient l'humanité aux coïts monstrueux du cou et de la lunette.
Il se représentait la mécanique de meurtres telle qu'un sphinx difforme doué d'une conscience réfléchie et sournoise, d'une volonté de cruauté réelle ; des silhouettes de magistrats flottaient devant ses yeux avec les grimaces fripées, les crânes glabres et le maintient grave d'un troupeau de proxénètes gâteux, les entremetteurs de la Veuve :
« Certes, réfléchit-il, la comparaison se tient presque, le panier de son évoque la cuvette, comme le bourreau et ses aides, les larbins...
»Quel dommage qu'elle ne soit pas une véritable femme, qu'elle ne puisse s'incarner sous de violables formes !
.....................................................................................................................................................
« Son regard d'acier étincelle de caresses féroces ; l'étreinte de ses inflexibles membres d'écarlate doit être, d'un accablement délicieusement terrible.
« O toi, effroyable Incarnation que je ne puis qu'imaginer, comme je t'aimerais !
« Tu as été la divinité ignoble, de ce siècle qui se désintéressa des croyances immatérielles, qui renia les pures légendes, pour n'obéir plus qu'aux terreurs basses que tu imposes à la multitude.
L'Avenir te consacrera des temples où les justiciards commenteront pieusement les Codes, où les suppliques de la Peur monteront vers toi avec le parfum du sang frais, sous l'œil respectueux des argousins, en la terreur prosternée de la racaille.
« Secours-moi, bonne meurtrière du crépuscule matinal. Étoile des assassins, Miroir de la Mort, Refuge du désespoir, Secours des bourgeois, Auxiliatrice des puissants et des hypocrites, Demeure à jamais la chirurgienne des infirmités sociales, l'Épouvantail des déshérités et des timides, la grande Empêcheuse de Justice. »
« Mais je rêve ! Conclut-il en souriant, allons plutôt voir là-bas ce qui se passe. » Et il marcha vers le groupe des soldats qui discutaient.
Ils entouraient une maigre et haute jeune femme dont la face blafarde aux yeux obscurs et vagues s'ennuageait d'un voile sombre. Sa démarche était sûre et hautaine, sa physionomie pleine de froideur. Elle se taisait, ne répondant à nulle objurgation, ne paraissant éprouver aucun effroi, n'ayant même nullement l'air intimidée.
Gorgius l'étreignit d'un coup d'œil et d'imprécis désirs l'effleurèrent à comparer la minceur adolescente du buste et la largeur bien féminine des hanches. Il devina des cuisses rondes et nerveuses, des bras grêles et durs.
Distraitement il fit signe qu'on menât la jeune fille chez lui et de nouveau ses préoccupations l'absorbèrent.
D'alarmantes nouvelles, en effet, l'attendaient à son hôtel. Une partie des soldats – malgré les larges distribution d'alcool et d'argent avaient cédé aux supplications des révoltés. Grâce à la connivence de quelques détachements, un petit nombre de Pauvres avaient pu franchir les lignes, ce qui présageait pour la nuit un redoublement d'incendies et d'esclandres.
Le grand Répresseur parcourut froidement ces dépêches effarées, il les relut, réfléchit et la situation lui apparut moins compromise. Évidemment tous ces officiers, tous ces gens de police exagéraient, voyaient double, dominés par une atroce frayeur, paralysés par une incroyable lâcheté. Il ne s'affecta donc pas outre mesure ; il avait paré, depuis les troubles à d'autrement terribles catastrophes.
Fiévreusement, il notifia quelques ordres décisifs. Maintenant il était totalement rassuré. Tous travaux terminés, il gagna sa chambre et, la tête un peu lourde, s'endormit.
Il reposa mal et fut visité d'atroces cauchemars. Il rêvait que, les exécutions continuant, un lac de sang aux ondes cramoisies et moirées par la lune avait submergé la ville, il cherchait à fuir à la nage et se cramponnait désespérément aux cheveux des cadavres qui passaient emportés par la dérive ; mais, toujours, il demeurait, avec une tête sans corps à la main. Des rires d'invisible le narguaient. Il se sentait enfoncer à chaque seconde, il barbotait dans un éclaboussement de rutilantes pourpre. Le sang l'asphyxiait, ses désespérés efforts demeuraient vains. Puis il se voyait pour suivant les rebelles qui fuyaient en une galopade vertigineuse à travers les steppes immenses ; dans la rapidité de sa course, il se rappelait avoir oublié quelqu'objet dont il ne pouvait se préciser la nature. Il sentait que cette omission allait avoir les plus redoutables conséquences, mais il ne pouvait retourner en arrière. Il finissait par découvrir qu'il avait laissé sa tête ; il ne l'avait plus, il tâtait vainement de ses deux mains son cou mutilé ; sa tête, fendue d'un rictus occupait maintenant la place de la lune et roulait à l'aventure, en un ciel pustuleux et vert, ocellé de points sanguinolents. Alors son corps décapité tendait les bras vers la lune et cherchait à la saisir, mais la tête fuyarde se dérobait et finalement changeait de forme, s'amincissait et c'était un couperet d'acier triangulaire qu'il empoignait ; mais, déjà, ses bras il ne pouvait plus les abaisser. Ils étaient comme lignifiés, raidis en deux poteaux rouges entre lesquels le couteau d'acier glissait doucement, avec la férocité d'une lenteur calculée.
Gorgius s'éveilla le cœur bondissant, glacé d'une moiteur d'agonie. Son angoisse s »accrut d'un inquiétant bruissement, d'une clameur inexplicable et lointaine. Une lueur filtrait par les interstices des rideaux, il pensa que le jour allait venir.
Infructueusement, il avait sonné, appelé. Le piétinement précipité dont le bruit l'avait ému ne s'entendait plus. En revanche, la clarté avait grandi, était devenue insoutenable. A cette rougeâtre splendeur, on ne pouvait se méprendre, l'aurore d'un incendie définitif montait sur la ville.
Un paysage de flammes ondoyait à perte de vue, les dômes et les clochers enlevés avec une netteté d'eau forte sur le fond aveuglant du brasier disparaissaient l'instant d'après, comme des ombres, engloutis avec un grondant fracas par l'incendie qui traînait derrière soi d'immenses franges de fumées mordorées, de roussâtres volutes de vapeurs pailletés, tels que des croupes fabuleuses de millions d'atomes.
Apoplexie de terreur sur son lit, Gorgius s'expliqua enfin ce houlement de foule qui l'avait inquiété. Il avait entendu la fuite des Pauvres, ils étaient partis et il avaient laissé l'incendie comme cadeau d'adieu à leurs ennemis. Vers le repos des verdures virginales, vers l'innocence des eaux courantes et des lacs fleuris, vers les amoureuses, vers les ténébreuses et libres clairières de bois, ils avaient fui, pour de fraternelles unions sociales, pour des civilisations plus clémentes. Des félicités nouvelles allaient luire sur les vestiges du royaume aboli des Riches !
A cet instant, comme le hurlement du Cataclysme lui-même, comme le rugissement triomphal des générations, une explosion tonitrua, majestueusement répercutée par les cavernes du ciel, plus profonde que la clameur de bronze des Artilleries, que l'écroulement des Hymalaya.
Et un pesant dôme de brouillard et de silence s'incurva au-dessus des ruines
............................................................................................................................................
Quand le Dictateur merveilleusement préservé par la situation isolée de son hôtel s'éveilla, en sa chambre ébranlée par la commotion, de l'évanouissement auquel l'avaient contraint ces surhumaines émotions, il fut surpris d'apercevoir assise en une pose de méditation sur un fauteuil la jeune fille arrêtée la veille au soir et qu'il avait oubliée : son calme profil s'estompait dans le vague crépusculaire de la nuit finissante, au mouvant rougeoiement des derniers brasiers.
Pendant qu'il tentait de joindre ses idées, elle s'avança toujours silencieuse, mais ses yeux d'un bleu de glace souriaient, avec un geste lent et grave elle défit ses vêtements et s'insinua en la somptueuse couche, près du dictateur dont le cerveau harassé était broyé comme en un engrenage par une détraquante fièvre.
Il n'avait plus la puissance de réfléchir. C'était à sa bouche embrasée et sèche un délicieux oubli que cette bouche aux désaltérantes fraîcheurs de métal ou de neige ; ses muscles avachis et lassés, son épiderme flasque et fripé, avaient de bienfaisants raidissements aux rondes caresses de ses juvéniles formes. Ils se régénérait à ce bain de virilité et il enlaçait l'inconnue avec l'insouciance du désespoir et toute sa robustesse retrouvée.
L'aube indécise venait et l'heure des matinales guillotinades quand, de nouveau fatigué, il essaya de se soustraire aux dévoratrices caresses de l'inconnue. Mais il ne pouvait point. Des jambes croisées sur ses jambes l'enserraient étroitement. Les bras noués autour de son cou ne se désenlaçaient point. C'était l'inexplicable toucher, cette fois bien réel, du métal et de la neige, les cheveux moelleux où il s'était vautré s'entortillaient maintenant autours de son corps avec la coupante brutalité des cordes. Il ne sentait plus bouger nul spasme sous lui, et son ventre, en ses désespérés tortillements, ne frôlait plus qu'une planche gluante de sang.
Il poussa un gémissement d'horreur.
L'humide puanteur du sang monta à ses narines.
Mais un adieu, où se mêlaient de fuyantes clameurs, chuchotait à son oreille, pesant et sourd et pareil au bruissement graissé du couperet.
Il reconnu qu'il était tombé dans les bras vengeurs de « Notre-Dame la Guillotine ».
Gustave Le Rouge.
L'Art social, février 1893.
Gustave Le Rouge dans Livrenblog : Le Guet-Apens, Gustave Le Rouge dans la Croix illustrée. Gustave Le Rouge et la Revue Littéraire Septentrionale. Gustave Le Rouge en 1888. "A Coeur perdu" de Péladan.Gustave Le Rouge : Le Christ aux outrages d'Henry de Groux. Gustave Le Rouge : Spectre seul.