Pourtant, avant-hier soir, le documentaire de Christophe Nick diffusé sur France 2, Le Jeu de la mort, nous a montré qu’un public recruté parmi ce que l’on peut définir comme des « citoyens lambda » – vous et moi – pouvait assister à un jeu télévisé assez similaire, non seulement sans protester un instant devant le caractère odieux de ce qu’on lui offrait, mais encore en encourageant les candidats lorsqu’ils étaient confrontés à un conflit intérieur qui les poussait à vouloir jeter l’éponge. C’est un constat assez terrifiant.
Ce jeu reprend, à quelques variantes près, l’expérience menée au début des années 1960 par le psychosociologue Stanley Milgram, qui avait été ébranlé par les travaux d’Hannah Arendt, laquelle avait assisté au procès d’Adolf Eichmann. J’ai déjà évoqué le passionnant essai d’Arendt, Eichmann à Jérusalem (Gallimard), dans un article de mars 2008 consacré aux Bienveillantes, de Jonathan Littell. La philosophe, qui avait observé le comportement et les réponses de l’accusé durant les audiences, concluait à la banalité du Mal, en d’autres termes, qu’un individu ordinaire qui n’avait rien d’un idéologue (« effroyablement normal », dira-t-elle), placé dans un contexte donné et soumis à une autorité qu’il considérait légitime, était capable de participer, en l’occurrence, à une extermination de masse sans se rebeller.
Milgram, dans le cadre de l’université de Yale, mit donc au point une expérience destinée à mesurer le degré d’obéissance à un ordre provenant d’une autorité jugée légitime (dans son cas, des scientifiques), même si cet ordre était contraire à l’éthique du sujet testé. Il s’agissait pour un « élève » de mémoriser des couples de mots et de les restituer à la demande d’un « moniteur ». En cas d’erreur, celui-ci devait infliger une punition à l’élève défaillant (des chocs électriques progressifs jusqu’à atteindre un niveau létal). Faire subir à un individu que l’on ne connaît pas et qui ne vous a rien fait un tel traitement pose un problème éthique évident, car, si le matériel utilisé était factice et l’élève complice de l’équipe scientifique, les moniteurs l’ignoraient. A l’époque, le taux de « cobayes » parvenant à envoyer la décharge maximale se situait dans une fourchette de 61 à 65%, ce qui était déjà très inquiétant et faisait voler en éclat les prévisions des psychiatres qui avaient estimé que cette proportion serait quasi nulle. Avant-hier soir, ce taux a atteint 81% ! Pourquoi le degré de soumission des « moniteurs » du XXIe siècle est-il devenu nettement supérieur à celui des années 1960 ? Plusieurs explications peuvent être avancées.
Que la concurrence des chaînes commerciales les incite, dans une course effrénée à l’audience, à repousser les limites de la transgression ne fait aucun doute ; que ce phénomène exerce une influence sur le public est fort possible également. Il faut toutefois nettement relativiser l’argument et noter que la télé réalité, sur les chaînes françaises, offre un spectacle certes vulgaire, mais soigneusement sage et bien plus affligeant que trash. Ce que les producteurs nous montrent, de Secret story à la Star Academy en passant par la Ferme célébrités et L’Ile de la tentation, c’est l’illettrisme, voire l’analphabétisme des candidats, leur médiocrité intellectuelle abyssale, leur inculture infinie (les présentateurs ne valant d’ailleurs guère mieux), leur imbécilité teintée d’une amoralité de circonstance jusque dans les pauvres « calculs stratégiques » (délation, trahison, etc.) auxquels ils se livrent pour atteindre la plus haute marche du podium et, donc, éliminer leurs concurrents pour remporter le gros lot.
Le spectacle se révèle consternant, mais d’autant moins trash que la production veille à flouter le moindre sein qui viendrait à apparaître (pourtant commun sur nos plages) et à biper le plus anodin mot jugé grossier. Jean Yanne l’avait dit, avec son habituel humour grinçant, dans son film Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil : « Vendre la merde oui, mais sans dire un gros mot ». On atteint, avec cette forme de censure puérile, les sommets de l’hypocrisie et l’on découvre, à cette occasion, ce qu’est la vraie vulgarité, l’obscénité majeure, sous couvert de respect de «valeurs». Surprenante hiérarchie des valeurs, pourtant, que celle de notre société ! A une heure de grande écoute où le jeune public regarde la télévision, personne n’a protesté que l’on montre l’acte de torture à l’électricité d’un être humain par un autre, alors qu’il eût été impensable de diffuser au même créneau horaire un documentaire aussi explicite dédié à l’érotisme. Sur les chaînes câblées, tard dans la nuit, un message invite le téléspectateur à taper un code s’il souhaite regarder un film pornographique « en raison de sa nocivité pour les mineurs ». Un acte de torture gratuit aurait-il une nocivité inférieure sur un public mineur ? Le sexe serait-il plus nocif que cette souffrance infligée jusqu’à la mort ? Cela reste à prouver et c’est assez inquiétant. Comme je l’avais écrit dans un article d’août 2009, Langue verte et télé réalité, des émissions similaires à Secret story, diffusées dans d’autres pays (Europe du Nord, de l’Est, etc.), font au moins l’économie de cette pruderie verbale et corporelle pour confronter le spectateur à la «réalité du faux réel» qu’elles mettent savamment en scène pour attirer le gogo et vendre à prix d’or les espaces publicitaires.
Pour autant, l’émission, sur son principe, ne manquait pas d’intérêt et si certains ont reproché à Christophe Nick d’avoir employé les moyens racoleurs de la télé réalité pour mieux en dénoncer le principe, leur argument, par son manichéisme, ne se montre guère pertinent. Edgar Morin a souligné la complexité du phénomène : « l’éthique complexe conçoit que le bien puisse contenir un mal, le mal un bien, le juste de l’injuste, l’injuste du juste. »
D’autres se sont étonnés que, parmi les participants et le public, personne n’ait connu l’expérience de Milgram, alors qu’elle avait été fort bien décrite dans un long métrage d’Henri Verneuil, I comme Icare, qui a fait, depuis sa sortie en salle, en 1979, l’objet de multiples diffusions télévisées. Là encore, on peut y voir un mauvais procès : cela fait des années que, dans le cadre de mes cours de management interculturel, je projette à mes étudiants (Master, MBA) et mes stagiaires un film de cette expérience et la quasi-totalité d’entre eux avoue n’en avoir jamais eu connaissance auparavant.
En acceptant de diffuser ce programme, France 2 a rempli une mission de service public, même si les conclusions supposées en découler – la dénonciation des dérives des chaînes commerciales – n’ont peut-être pas été étrangères à cette décision et si la méthode scientifique utilisée n’est pas exempte de reproches. En outre, en dépit de quelques maladresses, le film décortique avec précision le processus psychologique qui conduit les sujets à la soumission, les conflits intérieurs qu’ils connaissent, les réactions de défense qu’ils développent consciemment (en tentant d’aider l’élève) ou inconsciemment (rire, tentative d’ignorer les cris et les supplications de la victime). Autant de signes qui, si nous pouvons les identifier, seront autant d’alarmes si nous nous trouvons confrontés à une situation comparable.
Sur cet aspect, le documentaire se montre donc plutôt convaincant. Sur le rôle central que jouerait la télé réalité, en revanche, on peine à y trouver une démonstration solidement et scientifiquement argumentée. Le commentaire omet d’ailleurs de préciser que l’expérience de Milgram fut reprise, dans plusieurs pays, au cours des années 1980 et au début des années 1990, et que les résultats aboutirent à des taux de soumission de 85%, voire 90%. La télé réalité n’était, alors, pas en cause. En outre, l’argument souffre d’une réelle faiblesse : s’il est supposé expliquer le comportement des candidats, il fait l’impasse sur celui du public, qui ouvrait pourtant à un large questionnement. D’autres facteurs, sans doute, interviennent, que l’équipe de psychologues semblent avoir ignorés et qui pourraient participer à ce que Milgram appelait « l’état agentique » du cobaye, en d’autres termes la capacité d’une personne normale, habituée quotidiennement à obéir à ceux qui incarnent l’autorité, à ne faire appel à aucun sens critique, à perdre toute autonomie de pensée et à devenir l’agent d’exécution d’une mécanique dont elle est incapable de juger le but, si monstrueux soit-il.
Mais aujourd’hui, on cherche, par tous les moyens, à nous imposer une société lissée, sans écarts, débarrassée de la moindre scorie, une société illusoire du risque zéro, qui reposerait sur un principe de précaution omniprésent et un bonnisme naïf, béat, dont on voudrait laisser croire qu’ils assureraient le bonheur de chacun sous l’œil attentif des caméras de vidéosurveillance. Or, en lieu et place d’un bonheur, c’est un carcan normatif auquel notre société nous oblige à nous conformer à travers une foule de groupes de pression qui œuvrent pour dicter à tous leur vision du monde, entre contraintes quotidiennes du politiquement correct s’appliquant à tous les sujets, lois hygiénistes et comportementales hystériques, envahissantes jusque dans nos assiettes ; sans compter d’étranges rituels tribaux : fête des voisins, journée de la courtoisie au volant, journées sans voiture, sans tabac, sans viande, sans achats, sans téléphone mobile, sans fourrure, sans baladeur, sans emballage, etc. Si nous continuons sur cette voie, peut-être finirons-nous dans l’avenir par rêver d’une journée sans « journée de » ou « journée sans ». Une journée où l’on n’aurait pas à suivre les troupeaux moutonniers de la bien-pensance, où l’on pourrait enfin librement respirer à son gré.
On objectera que nul n’est obligé de participer à ces rites. Ou de partager les opinions politiquement correctes qu’on nous acène. Cependant, tout contrevenant qui viendrait à afficher un refus trop explicite des uns ou des autres se trouverait bien vite l’objet de la réprobation des multiples chapelles qui prétendent vouloir notre bien sans se soucier le moins du monde de nous demander notre avis. On nous dit que la télé réalité se fonde en partie sur l’humiliation des participants, mais c’est une méthode identique qu’utilisent ces chapelles.
Il suffit de voir la manière dont les scientifiques éco-sceptiques sont cloués au pilori sans même qu’un débat soit ouvert, celle avec laquelle fut attaqué l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau lorsqu’il publia son essai, Les Traites négrières, pourtant salué par l’ensemble de ses pairs ou, plus simplement, de constater l’hostilité des regards des habitants d’un immeuble lancés à ceux qui, le jour de la fête des voisins, avaient préféré la compagnie d’un bon livre à l’attrait artificiel d’une réjouissance sur commande.
Car nous sommes entourés de ces pharisiens qui brandissent à tout propos l’étendard d’un intérêt général dont les contours et les enjeux, bien souvent, nous échappent parce que, derrière cette intention a priori louable, se dissimulent surtout des intérêts communautaires, un idéal ascétique ou une psychothérapie personnelle. Comme le soulignait Philippe Muray dans son excellent essai, L’Empire du bien (Les Belles lettres), « [un pharisien, c’est] quelqu’un qui [est] convaincu de se trouver lui-même en état de grâce, donc justifié d’intervenir dans la vie des autres à tour de bras. » Quand il ne pratique pas en outre le cynisme et la tartufferie en s’affranchissant pour lui-même des règles dont il surveille l’application…
Cette espèce n’est pas en voie de disparition, bien au contraire; les pharisiens pullulent et l’Etat, qui ne pouvait rêver meilleurs auxiliaires pour surveiller plus efficacement la société, relaie sans difficulté leur pouvoir de prédation sur les libertés, par voie législative ou à grands renforts de messages délibérément anxiogènes, car gouverner par la peur se révèle souvent d’une redoutable efficacité pour obtenir une rassurante docilité. A cet égard, il est piquant de constater l’erreur d’appréciation de George Orwell qui avait situé son roman d’anticipation, 1984, au cœur d’un régime totalitaire, alors que c’est aujourd’hui au sein des démocraties libérales que se développe une « prison radieuse » (le mot est de Philippe Muray) dont les murs se nomment « contrôles comportementaux » et les barreaux, « police de la pensée ».
Dès lors, comment un « moniteur », quotidiennement habitué à obéir à la pression sociale, pourrait-il refuser de se soumettre, dans le cadre du Jeu de la mort, à l’ordre imbécile qu’il reçoit d’une forme d’institution – la télévision – qui, depuis longtemps déjà, relaie fidèlement les messages normatifs sans les critiquer ? Et, du côté du public, puisqu’il ne peut plus enfreindre les légers tabous d’antan, sous peine de culpabilisation et de lynchage savamment orchestrés, l’individu se tourne vers un tabou bien plus puissant, qu’il exprime dans un voyeurisme gratuit consistant, comme on le lui propose, à se délecter de la souffrance de son semblable, sans se poser de questions – la mort comme ultime divertissement.
Louis-Ferdinand Céline l’avait fort justement exprimé : « Quand nous serons devenus moraux tout à fait au sens où nos civilisations l’entendent et le désirent et bientôt l’exigeront, je crois que nous finirons par éclater tout à fait aussi de méchanceté. On ne nous aura laissé pour nous distraire que l’instinct de destruction. » Un message qui devrait réveiller les consciences et inciter à réveiller notre regard critique sur le monde.
Illustrations : Stanley Milgram, photographie - Essai de Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, Calmann-Lévy - Courbes comparatives de prédiction de soumission en fonction de la puissance de la décharge électrique infligée (en rouge) et de la réelle soumission (en noir), dans le cadre de l’expérience de Milgram - Affiche parodique “Interdiction de penser” - J.-P. Serrier, Les Moutons de Panurge, D.R.