La France médiatique s'est, très confortablement, installée dans l'entre deux-tours, gros fauteuil très mou où le journaliste n'a aucun effort particulier à fournir pour obtenir rapidement des histoires croustillantes. Entre abstention historique et vote sanction et la lancinante question du « comment concilier les deux », ou les rots intellectuels sonores et odorants que s'interjettent Marine Le Pen et Cortex (le nom d'un rappeur qui sonne comme un avis de recherche), on n'a pas vraiment de temps à consacrer à la bagatelle comme le tricotage méticuleux par le parlement de la cotte de mailles sécuritaire que la France enfile discrètement.
Les moutons sont occupés : une élection qui, finalement, n'intéresse pas grand-monde, une resucée pénible de l'expérience de Milgram pour occuper les soirées d'un hiver qui a du mal à partir (à noter sur ce sujet – de Milgram, pas de l'hiver, suivez un peu, merde - la conclusion du bon billet de Peuples), et voilà une semaine d'entre deux-tours quasi-finie alors qu'à côté de ça, la machine à pondre des lois ne s'est pas arrêtée.
En effet, personne ou presque n'en parle (pour vous en convaincre, googlez LOPPSI dans l'actualité), mais – débouchez le champagne, joyeux citoyens ! – la censure d'Internet commence maintenant officiellement son parcours législatif : bientôt, une loi toute chaude et toute fraîche à déguster à toute heure du jour et de la nuit !
Je sens déjà quelques sphincters se resserrer naturellement, petit réflexe glutéal à l'appui, pour se préparer au nouvel exercice sportif que le gouvernement nous propose ainsi dans les prochains mois, une fois le décret d'application paru.
Pour le moment, certes, le texte doit passer devant les sénateurs, joyeux tribuns dont on connaît la sagacité en matière d'interweb et de toutes ces technologies qui permettent de mettre des vidéos pédophiles sur Fassebouque : il n'est pas dit qu'un ou deux amendements poivrés n'y soit pas ajoutés.
Mais on peut d'ores et déjà avoir une bonne idée de la robuste charpente sécuritaire que l'État confectionne. Car à bien lire le projet voté, la LOPPSI 2, c'est vraiment trop supayr !
Youpi, on passe de 20.000 caméras de voyeurisme et d'apparat vidéosurveillance vidéoprotection à 60.000, sur tout le territoire, et bien sûr, tout ceci ne coûtera rien. Si si si. Je vous assure : pas un rond ! Les préposés au yeutage ne représenteront pas non plus une dépense, et l'ensemble de l'opération sera une vraie brise pour le budget de l'Etat et des collectivités locales qui vont le mettre en place dans la plus parfaite indifférence. D'autre part, est-il encore nécessaire de souligner que de toute façon, l'argent, il y en a de pleines caisses grâce à la gestion millimétrée des dix derniers gouvernements au moins ?
L'État, bien sûr, était déjà chez lui partout. Avec cette nouvelle étape, vous allez enfin pouvoir vous sentir acteur de l'État, pouvoir montrer, en direct-live et sur écran de moniteur, en couleur, que vous êtes une marionnette un citoyen respectable. En plus, les expériences similaires dans d'autres pays ont largement prouvé leur totale … inefficacité.
Un truc coûteux et qui ne marche pas, mis en place pour faire semblant en dépit du bon sens ? Banco, l'Etat fait le chèque, les députés signent, les sénateurs contre-signent et tout le monde applaudit !
Et dans la foulée, une vraie bataille contre l'interweb pédonazi est lancée.
Enfin ! Il était temps !
Les chaussettes sexuelles et autres déviances perverses vont pouvoir être boutées hors du réseau des réseaux. Cela devenait indispensable : plus une page web, plus un billet de blog, plus une image ou un groupe facebook sans que n'apparaissent des propositions douteuses pour fricoter avec de jeunes enfants ou des boxeurs thaïlandais !
Regardez : même ce blog – dont le biais à la fois antisarkozyste, anti-collectiviste et résolument libéral ne sont pas les moindres défauts – héberge sur plusieurs billets – horreur abominable – des propos séditieux, des idées à contre-courant, expose le principe absurde selon lequel on devrait plutôt rendre les gens responsables et appliquer vraiment les lois qui existent déjà plutôt que se lancer dans la surenchère d'une législorrhée incontrôlable et dont chaque petite loi mal boutiquée ne sera jamais appliquée.
Et pour dompter l'Interweb, la belle loi française va permettre aux députés et sénateurs d'aplanir, en véritables petits joueurs de curling parlementaires frottant nerveusement la surface glacée de la législation d'état, toute résistance au projet suivant, ACTA, dont on se garde bien de parler aussi.
Silence compact dans les médias, assentiment feutré de la classe politique qui – à vrai dire – n'y capte absolument rien, et on est parti pour de grands moments de bonheurs : dans quelques mois, et alors qu'HADOPI avait déclenché, en vain d'ailleurs, la colère des internautes, les moqueries de juristes, et la honte sur certaines politiciennes, LOPPSI aura réussi son pari de museler un peu plus la liberté d'expression sans déclencher la moindre salve de récrimination de la part de ceux qui, pourtant, son le plus concernés : journalistes, blogueurs, internautes et surtout citoyens.
Et alors que le second tour des élections approche avec une abstention record prévisible, pas un mot ne sera chuchoté par cette opposition qui fanfaronne grassement sur le champ de ruines démocratiques que devient ce pays.
Ils sont où, exactement, les Graaââânds Défenseuheur des droits de l'Homme, les chantres de la liberté d'expression, les zassociations zhumaines et zhumanistes toujours promptes à décocher du rapport, du communiqué de presse ou de la remarque acide lorsqu'un quidam pense de travers ?
Eh oui : les socialistes de gauche valent pour cela exactement la même chose que les socialistes de droite. Leurs critiques sont totalement inaudibles et aucun ténor, absolument aucun, ne semble vouloir prendre fait et cause contre ces projets de lois.
Pourtant, là, très concrètement, on va faire installer des mouchards sur les ordinateurs des Français !
Pourtant, là, très concrètement, on va pouvoir saisir le matériel d'un présumé innocent !
Pourtant, là, très concrètement, on va pouvoir utiliser tout un arsenal juridique de lutte antiterroriste pour embastiller Kevin qui, dans sa chambre, échange des MP3 et des Divx sous le manteau !
La riposte graduée ? Zouf, par la fenêtre.
La présomption d'innocence ? Oh oui, on va y penser. Plus tard. Zouf.
La liberté d'expression, le vrai débat sur une réponse globale idoine aux protections du droit d'auteur, l'absence de lobbying de la part des Majors culturelles ? Promis, on fera ça, un jour. Zouf.
En attendant, progressons sur l'autoroute législative : la voix est dégagée, il n'y a plus de limitation de vitesse.
Quant au péage, il sera violent.