Ce 19 mars 2010 à 14h, Mattias Guyomar prononcera des conclusions devant la Section, l’une des formations de jugement les plus solennelles de la section du contentieux du Conseil d’Etat, à propos des cartes de séjour délivrées pour raisons médicales (L.313-11, 11° du CESEDA) sur la question de savoir s’il faut tenir compte, pour apprécier si l’étranger peut bénéficier dans le pays de renvoi d’un accès effectif aux soins, seulement de l’offre médicale potentielle de soins dans ce pays ou bien également de la possibilité économique pour l’intéressé d’en bénéficier effectivement (N°s 301640 et 316625 : Ministre de l’immigration, de l’intégration et de l’identité solidaire, M. Chavanat, rapporteur, M. Guyomar, rapporteur public - voir sur le site du Conseil d’Etat l’annonce de la séance publique de la Section).
Si ces deux affaires sont portées en Section on peut s’attendre à ce que le rapporteur public aux longues conclusions propose au Conseil d’Etat un revirement de jurisprudence sur ce point - ce qui serait bienvenu - et conclue donc à la prise en compte de la possibilité économique pour l’étranger malade de bénéficier effectivement de soins dans son pays d’origine.
La salle de la Section du contentieux avec le rapporteur public lisant ses conclusions debout
1. En l’état actuel de sa jurisprudence, le Conseil d’Etat considère que « la circonstance que [le requérant] serait originaire d’une région éloignée des structures médicales appropriées et qu’il aurait des difficultés financières à assumer la charge du traitement de sa maladie[dans son pays d’origine] est, en tout état de cause, sans incidence sur l’existence de soins appropriés à sa pathologie dans son pays d’origine» (CE, 13 févr. 2008, n° 297518, Antir).
Le respect de la condition tenant au bénéfice d’un traitement approprié est donc vérifié au regard de l’offre de soins disponible dans le pays de renvoi et non de sa disponibilité financière pour l’étranger renvoyé.
Dans le même sens:
CE, PSC, 7 juillet 2004, M.Toumi, n° 261709 (“il ne ressort pas des pièces du dossier que l’affection dont il souffre ne pourrait être soignée dans son pays d’origine ; que les difficultés financières à assumer la charge du traitement de sa maladie en Tunisie, au demeurant non établies, sont en tout état de cause sans incidence sur la légalité de la décision de reconduite“);
CE PSC 27 juillet 2005, M. Ba, n° 264574 (”que la circonstance que M. X serait originaire d’un village dépourvu de structures médicales et éloigné de celles-ci est en tout état de cause sans incidence sur l’existence de soins appropriés à sa pathologie dans son pays d’origine);
CE SSJS 28 septembre 2005, Préfet de police c/ Mme Ngami, n° 258262 (“que la modicité des ressources de l’intéressée et les éventuelles difficultés de prise en charge des dépenses médicales effectuées au Cameroun sont sans incidence sur la légalité de l’arrêté attaqué”);
CE, PSC, 28 décembre 2005, Préfet de police c/ M. Gnali, n° 275880 (“Considérant que le requérant ne peut utilement se prévaloir de ce que le régime de sécurité sociale en vigueur en Côte d’Ivoire ne prévoirait pas la prise en charge des examens prescrits ; qu’il n’est pas établi que la situation de crise dans ce pays aurait interrompu le fonctionnement des services hospitalier”):
CE 14 février 2007, Hafed, n° 281220, aux tables (”qu’il résulte de ces dispositions qu’il appartient à l’autorité administrative, lorsqu’elle envisage l’expulsion d’un étranger du territoire national, de vérifier que cette décision ne peut avoir de conséquences exceptionnelles sur l’état de santé de l’intéressé et, en particulier, d’apprécier, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, la nature et la gravité des risques qu’entraînerait une éventuelle interruption des traitements suivis en France ; que lorsque cette interruption risque d’avoir des conséquences exceptionnelles sur la santé de l’intéressé, il appartient alors à cette autorité de démontrer qu’il existe des possibilités de traitement approprié de l’affection en cause dans le pays de renvoi ; qu’ainsi, en estimant que le moyen tiré de ce que M. A, ressortissant algérien, souffrait d’une pathologie non susceptible d’être traitée en Algérie était inopérant à l’encontre de l’arrêté ordonnant son expulsion du territoire français, dès lors que ledit arrêté ne mentionne pas le pays de renvoi, la cour administrative d’appel de Marseille a commis une erreur de droit “).
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2. Au soutien du revirement de jurisprudence permettant de prendre en compte les conditions concrètes dans lesquelles l’étranger pourra ou non accéder au traitement compte tenu de ses moyens financiers et de l’effectivité des dispositifs de protection sociale, on peut évoquer un argument textuel assez fort. Le CESEDA prévoit la délivrance de “plein droit” d’une carte de séjour temporaire « vie privée et familiale » (article L. 313-11 11°) à un « étranger résidant habituellement en France dont l’état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait entraîner pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité, sous réserve qu’il ne puisse effectivement bénéficier d’un traitement approprié dans le pays de renvoi » ainsi que sa protection contre les mesures d’éloignement (article L. 511-4 10°). De même, l’arrêté du 8 juillet 1999 relatif aux conditions d’établissement des avis médicaux concernant les étrangers malades prévoit également que le médecin inspecteur de santé publique ou, à Paris, le médecin chef de la préfecture de police, précise dans son certificat médical notamment si “l’intéressé peut effectivement ou non bénéficier d’un traitement approprié dans le pays dont il est originaire”.
En ce sens, selon le dictionnaire permanent droit des étrangers, la Cour administrative d’appel de Paris a déjà estimé que devait être annulé le refus de séjour opposé à une ressortissante ivoirienne démunie de ressource qui soutient qu’en l’absence de protection sociale en Côte d’Ivoire elle ne pourra pas bénéficier effectivement du traitement médical approprié dans son pays d’origine en raison de son coût particulièrement élevé, en produisant une attestation d’un praticien de l’hôpital d’Abidjan précisant le coût mensuel des médicaments et analyses dont elle a besoin (CAA Paris, 3 avr. 2008, n° 07PA04394, Bialy) - c’est justement cette affaire qui fait l’objet du second pouvoi en cassation du ministère de l’Immigration porté devant la Section.
(la première affaire examinée cassation contre CAA de Paris 15 décembre 2006 n° 06PA00482 n’est pas accessible sur Légifrance ni sur la base de jurisprudence du Conseil d’Etat).
Néanmoins il existe un obstacle majeur pour que le Conseil d’Etat franchisse ce pas de la prise en compte de la dimension économique et sociale de l’accès effectif aux soins dans le pays de renvoi : l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 27 mai 2008, N. c/ Royaume-Uni(n° 26565/05).
Même s’il ne porte pas exactement sur cet aspect, la dimension économique de prise en charge des traitements par le pays d’accueil - en l’occurence la Grande-Bretagne pour une patiente atteinte du VIH-SIDA et soignée sous antirétroviraux - a été prise en compte pour juger la mesure d’éloignement conforme à l’article 3 de la CEDH.
En effet, dans cette affaire, la Grande chambre de la Cour a estimé que :
«44. (…) l’article 3 ne fait pas obligation à l’Etat contractant de pallier lesdites disparités [socio-économiques entre les pays] en fournissant des soins de santé gratuits et illimités à tous les étrangers dépourvus du droit de demeurer sur son territoire » car ce serait, selon elle, « une charge trop lourde » et ceci en s’appuyant sur l’importante affirmation de ce que « même si nombre des droits qu’elle énonce ont des prolongements d’ordre économique ou social, la Convention vise essentiellement à protéger des droits civils et politiques »
” 48. D’après les informations rassemblées par l’Organisation mondiale de la santé (paragraphe 19 ci-dessus), on trouve en Ouganda des médicaments antirétroviraux, même si, faute de ressources suffisantes, seule la moitié des personnes qui en ont besoin en bénéficient. La requérante allègue qu’elle n’aurait pas les moyens d’acheter ces médicaments et qu’elle ne pourrait pas se les procurer dans la région rurale dont elle est originaire. Il apparaît qu’elle a de la famille en Ouganda, mais elle soutient que celle-ci ne serait ni désireuse ni en mesure de s’occuper d’elle si elle était gravement malade.
49. Les autorités britanniques ont fourni à la requérante une assistance médicale et sociale financée sur fonds publics pendant les neuf années qu’il a fallu aux juridictions internes et à la Cour pour statuer sur sa demande d’asile et sur ses griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention. Toutefois, cela n’implique pas en soi que l’Etat défendeur soit dans l’obligation de continuer à lui offrir pareille assistance.
50. La Cour admet que la qualité et l’espérance de vie de la requérante auraient à pâtir de son expulsion vers l’Ouganda. Toutefois, la requérante n’est pas, à l’heure actuelle, dans un état critique. L’appréciation de la rapidité avec laquelle son état se dégraderait et de la mesure dans laquelle elle pourrait obtenir un traitement médical, un soutien et des soins, y compris l’aide de proches parents, comporte nécessairement une part de spéculation, eu égard en particulier à l’évolution constante de la situation en matière de traitement de l’infection à VIH et du sida dans le monde entier.”
Pourtant les droits de l’homme rattachés à la dignité de la personne humaine comme l’article 3 de la CEDH ne doivent pas faire l’objet de contrôle de proportionnalité. On est dans un raisonnement binaire : atteinte/ non atteinte selon un seuil de gravité et une appréciation in concreto et sans mise en balance avec des intérêts publics
Comme l’expliquent - fort justement - les juges Tulkens, Bonello et Spielmann dans leur opinion dissidente, en se fondant notamment sur l’arrêt du 2 mai 1997, D. c/ Royaume-Uni (n° 30240/96), la Cour a eu peur qu’une solution différente ouvre « les vannes de l’immigration médicale et risque [……] de faire de l’Europe “l’infirmerie” du monde » (§ 8). Mais l’on peut fortement regretter, toujours avec les juges dissidents, que la Cour cède aux « tentations proportionnalistes » (§ 7), ce qui va à « l’encontre du caractère absolu de l’article 3 de la Convention et de la nature même des droits garantis par la Convention, lesquels seraient totalement niés si leur jouissance devait être limitée en vertu de facteurs politiques tels que des contraintes budgétaires » (§ 8 - voir lettre actualité droits-libertés du 27 mai 2008 par Nicolas Hervieu).
Selon eux:
“22. En se fondant sur ce principe et, par-dessus tout, sur les faits, la Cour aurait dû conclure en l’espèce à la violation potentielle de l’article 3 de la Convention précisément parce qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que la requérante court un risque réel de subir des traitements interdits dans le pays de destination
23. Il ne fait aucun doute qu’en cas d’expulsion vers l’Ouganda, la requérante mourra prématurément après une période de très grandes souffrances physiques et morales. Nous sommes convaincus qu’il existe en l’espèce des faits extrêmes emportant des considérations humanitaires impérieuses. Après tout, les plus hautes autorités judiciaires du Royaume-Uni ont constaté à la quasi-unanimité que, si la requérante était expulsée vers l’Ouganda, elle connaîtrait une mort à bref délai. Etant donné qu’il y a ainsi des motifs sérieux et avérés de croire que la requérante courrait presque certainement un risque de subir des traitements interdits en Ouganda, la responsabilité de l’Etat qui expulse est engagée.
24. Sans interpréter la portée de l’article 3 de la Convention autrement qu’elle ne l’a fait dans l’affaire D. c. Royaume-Uni, la Cour aurait pu conclure à la violation à la lumière des circonstances tout à fait extrêmes de la présente cause.
En d’autres termes, conclure à la violation potentielle de l’article 3 en l’espèce n’aurait nullement représenté un élargissement de la catégorie d’affaires exceptionnelles dont l’affaire D. c. Royaume-Uni est emblématique.”
Espérons que la Section du Conseil d’Etat suive cette opinion dissidente et démontre que dans certains cas le droit français est plus protecteur que le droit européen des droits de l’homme comme l’a affirmé Jean-Marc Sauvé dans un récent discours ouvrant la rentrée solennelle de la Cour de Strasbourg :
“De même a été fortement étendu et approfondi le contrôle de la légalité des mesures concernant les étrangers [19] ou les détenus [20]. Présentement, près du quart des 3000 décisions les plus importantes rendues chaque année par le Conseil d’Etat se prononcent sur la violation ou non de droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme. On ne saurait mieux illustrer le rayonnement et l’impact de cet instrument qui désormais irrigue tout le droit public français et aiguillonne le contrôle de l’administration. Ces évolutions donnent d’ailleurs lieu à une véritable dialectique dans la protection des droits de l’homme. Car le juge national ne se borne pas à faire preuve de « discipline juridictionnelle » vis-à-vis de votre Cour. Pour des raisons de cohérence avec sa propre jurisprudence, il n’hésite pas à aller au-delà des standards que vous fixez. “
En tout cas cette affaire sera sûrement, pour nous, l’occasion d’un nouveau commentaire avec Benjamin Demagny (”Le préfet, le médecin et le droit au séjour des étrangers malades: quelles garanties déontologiques et procédurales?. Note sous CE avis 19 juin 2009, Monir H.”, JCP A, 2009, n°43, p.43) - qui s’inscrit pleinement dans la recherche sur la justiciabilité des droits sociaux initiée par le CREDOF sous la direction de Diane Roman.
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- Voir sur cette question le site du Comède:
Maux d’exil n°26, mars 2009
Dossier Étrangers malades : menaces sur le droit au séjour
« L’intéressée peut être soignée dans son pays » ; Évolution des taux d’accord des préfectures et des tribunaux ; État critique ; Privilégier la protection de la santé, une préoccupation du SMISP