Ce pourrait être l'histoire d'une petite gare tranquille de province, dans un état de l'Inde le moins tranquille qui soit... Pas un jour dans les journaux locaux sans un attentat, une bombe, un explosif. Ici, au Jharkhand, les maoïstes emploient la manière forte pour se faire entendre du gouvernement qui fait la sourde oreille depuis des années. Mais le nombre de morts est supérieur à ceux de la guerre entre Inde et Pakistan au Cachemire.
Le Jharkhand est l'un des états indiens les plus pauvres qui soit et les plus pauvres se faisant encore grignoter le peu qu'ils ont, le droit de vivre dans la forêt par exemple, les terrains étant cédés par le gouvernement aux sociétés d'exploitation minières (charbon et bauxite). 30 % de la population de cet état sont des peuples tribaux avec pour certains un style de vie complètement primitif, souvent peuples de cueilleurs-chasseurs, utilisant encore l'arc et les flèches pour chasser le petit gibier qui les nourrira -si peu-. Pays d'actions sociales intenses à tous les niveaux pour contrebalancer les actions violentes des naxalites maoistes, camps de jeunes pour les initier aux problèmes de développement et d'écologie pour la planète, interventions de femmes volontaires pour aider les femmes enceintes à accoucher dans de meilleures conditions d'hygiène et leur apprendre à s'occuper de leur bébé, par l'allaitement par exemple ; marches pour la dignité des femmes, le droit à l'eau, l'égalite hommes-femmes...
Pour en revenir à notre gare, j'ai eu le loisir de l'observer pendant neuf heures, attendant Godot, à savoir le train New-Delhi-Calcutta, qui s'évertua tout au long de la journée à reporter son arrivée sans que je sache pourquoi. (En fait un gros problème d'inondation). Aucune information si on ne se déplace pas soi-même au bureau du Station-manager (entrée interdite) et qui après longue observation de votre billet où il est indiqué que le train doit partir de cette gare à 10 heures 22, vous dit au choix et en fonction de votre impatience, car de toute façon il n'en sait pas plus que vous, "deux heures de retard" ou "il arrive dans quinze minutes sur ce quai" sans que cela change quoi que ce soit dans l'arrivée toujours improbable de ce moyen de locomotion populaire, bon marché et qui sillonne l'Inde dans tous les sens.
J'ai donc pris mon mal en patience et j'ai vu la chaleur et le soleil rendre les quais quasiment déserts par moments. J'ai vu la tombée du jour qui fit venir des milliers d'oiseaux piailleurs à ne plus pouvoir entendre les hauts parleurs annonciateurs de tous les trains, sauf du mien. J'ai vu passer dans les deux sens des trains gigantesques traînant dans un vacarme de tremblement de terre des dizaines de wagons remplis à ras de charbon et redescendre à vide avec des hurlements stridents pour laisser encore une chance à ceux qui traînent sur les voies. J'ai vu la foule de fin de journée rentrer chez elle et attendre le train, une partie sur les quais, l'autre partie entre les deux voies (cf les hurlements de sirènes nécessaires) pour prendre d'assaut le train des deux côtés à la fois. Et d'aucuns n'hésiterait pas à passer par les fenêtres si elles n'étaient pas solidement pourvues de barreaux.
J'ai vu la dame pipi en sari bleu s'occuper toute la journée de son petit garcon handicapé mental et discuter avec les femmes comme si c'était de vieilles connaissances.
J'ai vu deux petites jeunes filles faisant leur devoir et me demander en bon anglais mon nom sans oser me demander tout de suite ce que je venais faire ici (sous-entendu dans ce trou perdu).
J'ai vu deux jolies belles-soeurs dont l'une enceinte avec sa petite fille de 14 mois, le crâne rasé (probablement une visite au temple pour son premier anniversaire) qui m'envoyait des mimis avec sa menotte, avant de partir pour l'Orissa. J'ai vu les efforts désespérés d'une jeune femme en sari orange et argent pour m'expliquer en hindi quelque chose que je ne comprendrais jamais. J'ai vu une vieille femme assise sur le pas de la porte interdire aux hommes d'entrer et remplir leur bouteille d'eau parce que c'était une salle d'attente pour ladies. Ah, mais ! il faut savoir s'accrocher à ses prérogatives.
J'ai lu le livre de Tonino Benacquista, Malavita, que je m'étais gardé pour lire dans l'avion. Et je me suis régalée.
Et puis, enfin, dans la nuit, l'oeil étincelant du cyclope du Poorva qui n'avait d'Express que le nom, annonciateur d'une banquette confortable, d'un oreiller et d'une couverture qui avec les sons troublants du violoncelle d'Anne Gastinel allaient m'envelopper quelques heures.
A presque deux heures du matin je fis une entrée presque triomphale dans Calcutta déserte en visualisant la Grande Muraille avec le concert de Jean-Michel Jarre en Chine. Choc des cultures. Et vive le MP3 redécouvert au fond de mon sac à dos !