Une réalité construite
La part de l’émotion qui a
présidé à l’élaboration d’un poème est indécidable même si le poème repose sur
une base biographique – lieux référentiels, objets, évènements, etc. – même s’il
a partie liée, de façon évidente, avec la remémoration comme c’est le cas par
exemple avec « Zone » d’Apollinaire ou « La servante au grand cœur »
de Baudelaire. Comment s’articulent le choix des mots et le sentiment vécu ?
Il n’y a pas de critères d’analyse qui puissent sérieusement en rendre compte. Parler
en ce cas de phénomènes sensibles et intuitifs ne résout pas le problème.
Si je dis de tel poème que j’ai
écrit qu’il me ressemble, que ces mots qui vibrent sur la page sont à moi, rien
qu’à moi (a-t-on des mots à soi, rien qu’à soi ?) ce n’est pas qu’ils
aient pris appui sur une émotion mienne, seulement mienne, fondatrice et qui
aurait suscité leur choix par une sorte de nécessité irrévocable, non, c’est
parce qu’ils ont construit cette demeure habitable qu’est le poème où je me reconnais,
prenant la mesure dans le miroir des mots de ce que je cherche et de ce que je
suis. L’émotion naît de cette rencontre.
Il arrive que les mots que j’emploie
dans un poème soient ouverts à d’autres sens possibles que ceux fixés par le
dictionnaire. « Les mots que j’emploie, dit Claudel dans Cinq grandes odes, ce sont les mots de
tous les jours et pourtant ce ne sont pas les mêmes ». Ils occupent dans
le vers ce moment intermédiaire entre la convention lexicale et leur aspiration
à autre chose. En état d’attente, ils sont tendus vers un avenir que l’énergie
de la diction en eux prépare. Pas de trace dès lors d’une émotion, d’une
passion ou d’une agitation intérieure autre que celle que produit le besoin d’écriture
pour elle-même.
En fait, ce sont les mots qui me font entrer dans un autre monde où l’émotion
ressentie n’est pas celle d’où procèderait le poème mais celle qu’il déclenche.
Au cas où en eux et par eux je ressentirais une charge intense de réalité, il
ne pourrait s’agir que d’une réalité construite et non préalablement donnée,
une réalité qui surgit dans le texte et par lui et qui permet dans un
dépassement du réel d’entrer dans l’ouvert de l’être.
Lionel Ray, « Les mots et l’émotion poétique », in Lettres imaginaires, Vers et Prose, Les
Écrits du Nord/Éditions Henry, p. 45.