Entreprendre la lecture du journal d’un écrivain ou d’un
artiste implique un pacte qui dépasse celui autobiographique que propose
conventionnellement le journal intime du quidam. Le journal d’un certains
nombre d’écrivains est devenu dans le temps posthume une œuvre littéraire
(Virginia Woolf, Franz Kafka…), d’autres en ont fait ou en ont font une œuvre littéraire
anthume (et publique) (Witold Gombrowicz, Renaud Camus, Charles Juliet, le blog
d’Eric Chevillard…), et il en est qui, exécrant l’épanchement narcissique et
effusif possible de l’intime, se dirigent vers l’anti-journal (Barthes, selon
Genette) ou le faux-journal (Jude Stéfan) ; il présente de multiples
ambiguïtés, incertitudes, ses variations sont multiples, ainsi que l’atteste la
terminologie qui le désigne (journal, carnets, cahiers, notes, blog…) Entreprendre
la lecture du journal d’un écrivain ou d’un artiste pose d’emblée la question de
l’espace mental dans lequel on va entrer : dans un espace intime ou dans
un atelier de fabrication ? Allons-nous assister à un nouveau déballage de
l’ordinaire de soi, à l’hypertrophie d’un Moi ou à la construction d’une pensée
ou d’un Être sous l’emprise du calendrier ? Visiblement, Lucien Suel ne
cherche pas à se construire un destin. Le journal est de passage dans son œuvre.
Rock poète tendance post-dada, poète beat, poète à contraintes (poèmes
justifiés), romancier, blogueur, épistolier, collagiste, musicien, jardinier, buveur
de bière, grand lecteur, performeur, mais avant tout poète, poète de la
recherche, de l’expérimentation, en somme, poète libre, et Les Versets de la bière participent de cela : un nouvel essai
de forme dans son travail et son souci du verbe, ce journal-ci est trop
construit, sur les vingt années qu’il couvre, pour être un simple travail
diariste : on y lit alternance de notations quotidiennes (lectures,
rencontres, prestations publiques, états des travaux d’écriture, brèves
pensées, brèves impressions…), où le « je » s’empare de l’action
d’écrire, et de blocs justifiés dans quoi sont juxtaposées des phrases tendues
vers l’aphorisme ou le dicton ou la remarque ou la tautologie ou la perle, où
le « on » accélère le rythme d’écriture, construction parce que lesdits
blocs jouent de l’anachronisme, et ont fonction de refrains, parce que la forme
adoptée de ce journal est répétitive, dès son début (1986) jusqu’à son terme
(2006). Annotations ou blocs, Lucien
Suel écrit à tout vat et à toute berzingue, calquant la vitesse et la
foison de vivre dans le réel et la vitesse et la foison du réel dans le vivre,
ne s’attarde pas sur les faits ni sur ses pensées, « on se demande
jusqu’où ira la dérive hygiéniste totalitaire… », et ça fuse :
Sombre ducasse : J. est ma première
lectrice.
28 décembre. Visite de nos amis Jean-Pierre Bobillot et Sylvie Nève.
29 décembre. Le 386 branché sur l’imprimante à aiguilles, j’imprime 10
exemplaires de Sombre ducasse.
30 décembre. Avec de nouveaux rubans, sept nouveaux exemplaires. Le soir nous
revoyons Le facteur sonne toujours deux
fois. Lana Turner fascinante évidemment.
31 décembre. Je prépare mon cadre de sérigraphie, découpe les lettres du titre
dans du papier adhésif pour fabriquer un pochoir. J’imprime les couvertures de Sombre ducasse. Dès que l’encre est
sèche, je me façonne un premier exemplaire.
on masque le pet par la toux et la toux par la main --- dans un couple le premier est avant-dernier --- on ne se rend pas compte qu’on est con --- on a des ennemis inconnus --- la forme des excréments varie en fonction de l’espèce et de la taille --- on meurt d’une longue et cruelle maladie --- on boit le vin nouveau et on assiste à la mise en bière --- l’ombre du journaliste couvre l’événement --- on rate parfois son suicide --- on a droit à trois essais --- le pourcentage de gens célèbres est infime --- l’eau est nécessaire
La lecture de ce
journal montre une écriture de vie en action poétique, l’œuvre comme
possibilité de vie entière (« la seule justification de mon œuvre, c’est
ma vie » écrivait Virginia Woolf dans son Journal), quand bien même
l’auteur écrirait qu’il écrit « d’abord pour dissimuler ce [qu’il] pense
réellement ». Il ne semble pas que Lucien Suel ait composé ce journal pour
« sauver sa vie par l’écriture, pour sauver son petit moi […] ou pour
sauver son grand moi en lui donnant de l’air » (Maurice Blanchot), ce
journal mélangé semble plutôt chez Lucien Suel une nouvelle expérience
d’écriture, une expérience rendue publique, et typique chez ce poète qui
considère l’astreinte comme espace dans lequel poser des petites bombes de
liberté. Chaque livre doit surprendre, se distinguer des autres, être le même
et pareillement, Lucien Suel s’y entend à merveille pour cela, surprendre.
par Jean-Pascal Dubost
Lucien Suel
Les Versets de la bière
Journal (1986-2006)
Dernier Télégramme
16 €