Comment le Parti socialiste est-il passé de 16,48% des suffrages aux européennes (jouant même des coudes avec Europe écologie) à 29,14% des voix (1) lors de ce premier tour des régionales ? Comment a-t-il pu attirer 5,8 millions de votants dimanche dernier avec en toile de fond une abstention record, quand ils n’étaient que 2,8 millions en juin 2009 ? Vote sanction à l’égard du gouvernement ? Vote utile bénéficiant au PS ? Démobilisation de l’électorat de droite ? Rémission du Parti socialiste sous la férule d’Aubry ? Prime aux sortants ? Il existe en vérité une multitude de raisons qu’éditorialistes et responsables politiques se sont empressés d’avancer. En voici une autre : peut-être que le PS — et plus généralement la gauche dans son acceptation la plus large — doit-il faire face à un phénomène moins visible, celui d’un électorat devenu volatil, un électorat SCF, Sans Chapelle Fixe.
Lire Badiou et voter Bayrou !
Pour Gaël Brustier, docteur en sciences politiques et auteur avec Jean-Philippe Huelin du livre Recherche le peuple désespérément (2), cet électorat de gauche qui ne sait plus vraiment où il habite (politiquement parlant, on s’entend) existe bel et bien : « Certains électeurs peuvent passer de François Bayrou à Ségolène Royal entre le premier et le second tour de la présidentielle puis à Europe écologie aux européennes et, aux régionales, finir au PS de Martine Aubry. Cet électeur-là est capable de lire Alain Badiou et, dans le même temps, de voter Bayrou ! » Cet « électeur-là » au tempérament plus qu’indécis, donnant le sentiment de choisir ses bulletins de vote comme des programmes télé, ne vit pas n’importe où selon Brustier : « L’ouvrier du Creusot qui votait à gauche pour un parti continuera à voter pour ce parti. L’électorat des villes-centres, lui, est d’une volatilité totale. Pour ses habitants, PS, Europe écologie, MoDem constitue un vote interchangeable. Cet électorat, qu’on pourrait appeler « bobo » pour caricaturer, est un électorat très infidèle. C’est une espèce de touche-à-tout. » Seule constante que cet électeur retrouvera finalement d’une chapelle à l’autre : l’opposition à Sarkozy. « Aujourd’hui, explique Brustier, ces électeurs font de l’antisarkozysme comme certains, par le passé, ont fait de l’antilepénisme. C’est une posture consensuelle, qui en appelle à la morale. »
Les années 1990, le tournant
Pour Daniel Boy, directeur de recherche au Cevipof, spécialiste notamment de la sociologie électorale et de l’écologie politique, cette inconstance propre au vote « bobo » « n’est pas impossible » : « Si l’on compare les résultats des municipales et des européennes, dans des arrondissements parisiens comme le 11e et le 18e, des arrondissements où les intellectuels peu fortunés peuvent encore se loger, c’est même relativement fondé. » Mais pour lui, le principe des « vases communicants » n'est pas nouveau. Il en veut pour preuve les régionales de… 1992 : « Le Parti socialiste était alors empêtré dans les affaires, notamment avec les lois d’amnistie. Il avait pris une claque et les écolos avaient fini très haut. » Selon Daniel Boy, les « années 1990 » marquent un tournant pour la gauche : « Les électeurs ont fait l’expérience de l’incapacité des politiques de nous sortir de la crise. Il en résulte la naissance d’un sentiment fort de déception. Cette déception favorise la bascule d’un scrutin à l’autre, la tentation de faire sortir les sortants. »
Europe écologie attire mais ne retient pas
La volatilité des électeurs écologistes est d’ailleurs sans doute la plus forte à gauche. C’est un fait. Même si tous les responsables d’Europe écologie s’échinent depuis dimanche à présenter leur formation politique comme une force désormais durablement installée dans le paysage. Ce sentiment était déjà palpable lors des élections européennes. La Fondation pour l’innovation politique avait par exemple noté qu’en juin dernier « 61% [de ses électeurs s’étaient] décidés dans la dernière semaine (contre 45% pour l’ensemble de l’électorat) ». S’ajoute à cela une sociologie très proche de celle décrite par Gaël Brustier : « 32% des cadres et des professions intellectuelles ont choisi des listes d’Europe Écologie, 24% des professions intermédiaires, 23% de ceux qui ont un diplôme de l’enseignement supérieur. » Daniel Boy note même dans l’édition 2010 de L’état de l’opinion (3) que « le pourcentage de personnes ayant suivi des études supérieures est à peu près identique » à EE (61%) et au MoDem (62%) contre « 47% des électeurs socialistes ». Géographiquement aussi, raison est donnée à Gaël Brustier : « Les départements dans lesquels les écologistes réalisent leurs meilleurs scores sont d’abord ceux de la région parisienne (Paris, 27,5% ; Hauts-de-Seine, 20,7%) ».
Une récente étude menée par OpinionWay pour Le Nouvel observateur vient confirmer cette idée de l’électeur écologiste véritablement Sans Chapelle Fixe : seuls deux électeurs sur cinq d’Europe éco aux européennes (42%) ont en effet récidivé aux régionales ! 25% ont finalement glissé un bulletin estampillé PS tandis que 20% ont préféré rester chez eux ou voter blanc. Il faut ajouter à ces électrons très libres, quelques transgresseurs : 5% ont franchi le Rubicon et opté pour une liste de droite.
Enfin, dernière statistique relevée par Le Nouvel observateur : près d’un tiers (28%) des bulletins EE déposés dimanche dans les urnes l’ont été par des abstentionnistes aux européennes. Pour Denis Pingaud d’OpinionWay, cela « prouve qu’Europe Ecologie devient une marque d'attraction forte ». Certes EE attire, mais a tout de même bien du mal à retenir…
Daniel Boy voit dans ce phénomène de « passerelles » entre EE et PS « une certain cohérence » : « Aux élections européennes, certains électeurs ont eu des préoccupations environnementales et ont voté Europe écologie. Pour les régionales, ils ont eu des préoccupations sociales, ils ont voté socialiste. » Mais il précise que la volatilité de l’électeur écologiste ne date pas de la création d’Europe éco. Elle est presque historique : « Le taux de reproduction du vote écologiste, explique-t-il, est moins important que pour les partis très implantés comme peuvent l’être le PS ou le FN ».
Electeurs voyageurs car programmes indifférenciés ?
Reste à savoir s’il est possible pour les formations de gauche, à commencer par le PS, de fixer cet électorat. Daniel Boy n’y croit pas. Pourquoi les électeurs cesseraient de changer de crémerie quand les partis politiques, eux-mêmes, n’hésitent pas à aller piocher certaines thématiques (voire certains candidats) au-delà de leur périmètre traditionnel : « Les politiques babillent beaucoup. Il n’y qu’à voir l’opération “développement durable” menée par la droite ! » En clair, pourquoi les électeurs poseraient leurs valises dans une chapelle plutôt qu’une autre puisque toutes se ressemblent de plus en plus… Gaël Brustier n’y croit pas non plus. Le PS, selon lui, n’y a de toute façon aucun intérêt : « L’enjeu pour le PS n’est pas de fixer ce vote “bobo”. L’enjeu pour lui est de reconquérir le vote populaire. Mais pour cela il lui faudra faire des efforts intellectuels » et notamment « adopter une position claire et nette par rapport au libre-échange ».
Le PS est-il prêt à consentir à de tels « efforts » ? Ses responsables auront peut-être en tête que cette volatilité peut avoir un avantage majeur : permettre d’importants reports de voix au second tour comme le montre l’étude Ifop pour Profession politique réalisée pour le scrutin de dimanche prochain. Des réserves de voix qui font tant défaut à Nicolas Sarkozy depuis qu’il a eu cette judicieuse idée d’incorporer Chasseurs et troupes de Philippe de Villiers au sein de l’UMP…
(1) Selon les chiffres du Monde très différents de ceux du ministère de l’Intérieur…
(2) Recherche le peuple désespérément, Bourin éditeur, octobre 2009.
(3) L’état de l’opinion, TNS-Sofres aux éditions du Seuil, mars 2010.
Gérald Andrieu - Marianne | Jeudi 18 Mars 2010
http://www.marianne2.fr/L-irresistible-legerete-de-l-electeur-de-gauche_a189842.html?preaction=nl&id=5907737&idnl=25905&