Un autre livre sur ma table. Il est venu s’intercaler entre des auteurs français et puis il a joué avec moi en va et vient. Il faut dire qu’il est destiné à ce cheminement brisé. L’auteur turc y a rassemblé des textes de toutes origines qu’il qualifie d’épiphanies, ou encore, en reprenant une expression de Virginia Woolf, des « moments d’être ».
Il pourrait s’agir de fragments d’un blog écrit à Constantinople, à Istanbul, dans les rues fastueuses et les ruelles secrètes d’une ville mémoire traversée par les joies éphémères d’une capitale culturelle. Mais en fait, la période d ‘écriture est à la fois plus ancienne et plus intemporelle. Elle rebondit sur des images poétiques qui distillent des souvenirs d’une ville aimée par-dessus tout, même dans l’exil temporaire en Suisse, et plus encore dans la grande incompréhension qui entoure l’auteur dans une société qui a petit à petit quitté son orientalisme culturel qui en faisait la jumelle d’autres capitales européennes, pour s’orientaliser dans la radicalité d’une religion qui nie toute influence et crie pourtant son appartenance à l’Europe comme s’il s’agissait d’un acte attentatoire.
Ce paradoxe là, parmi bien d’autres, l’écriture de Pamuk en fait état. Pour mieux dire encore il en fait l’état.
Ce sont de petits éclats de verre devant lesquels passe une mouette, un jouet d’enfant, un bateau à vapeurs. Comme si nous regardions, nous aussi, le ballet continu du Bosphore. Comme si nous avions, nous aussi, grandi là !
Les plus belles pages sont sans doute celles consacrées au tremblement de terre d’Istanbul, la catastrophe qui a affecté les îles en 1999 et qui faisait recollection des précédents historiques : 1509, 1766, 1894….
Mais c’est dans le patient dialogue avec les auteurs qu’il aime, à propos desquels il a ajouté des préfaces et sur lesquels il a posé des regards attendris, amoureux même : vers Dostoïevski et Nabokov, Thomas Bernhard et Mario Vargas Llosa, que l’on est amené à comprendre comment se constitue, se construit un écrivain.
Et dans la manière dont il tourne autour de la question récurrente « Pour qui écrivez-vous ? » ; vous, écrivain dans une langue mineure, restreinte à quelques pays voisins et au votre, à qui on a fait l’honneur de la traduction et de la reconnaissance internationale, au plus haut niveau.
Réponse, après quatre pages d’histoire littéraire : « Mais l’authenticité de l’écrivain dépend autant de sa capacité à ouvrir son cœur et sa sensibilité à la réalité du monde dans lequel il vit qu’à celle de comprendre avec réalisme sa position changeante dans le monde. »Voilà, c’est dit !
Une dizaine de pages (un chapitre intitulé : « C’est où l’Europe ?» et un second « Mon premier passeport et autres voyages européens ») n’ont de narquois que les titres auxquelles elles répondent.
Réponse après seulement deux pages cette fois : «Pour les gens comme moi qui vivent aux frontières de l’Europe, dans un sentiment d’entre-deux et essentiellement dans la compagnie des livres, l’Europe a toujours été un rêve, une promesse d’avenir ; une image souhaitée ou redoutée, un but à atteindre ou un danger. Un futur, mais jamais un souvenir.”
Est-ce que par contre, je répondrais sur le même thème de mon côté : “Pour des gens qui vivent en constante errance européenne, dans un sentiment de profonde communauté d’intérêts et de patrimoines communs et dans l’accompagnement précieux des livres, l’Europe est un souvenir de violences réconcilièes. Elle est pourtant devenue en quelques années le symbole d’un futur précaire ancré dans un passé furieux ?
Orhan Pamuk. D’autres couleurs Essais Gallimard 2009 pour la traduction française.