Le Canada, capitale intellectuelle d'Haïti? A première ...

Publié le 17 mars 2010 par 509
Le Canada, capitale intellectuelle d'Haïti?
A première vue, la diaspora haïtienne du Canada a joué jusqu'ici un rôle remarquable dans le rayonnement intellectuel, universitaire, culturel et politique d'Haïti, dès la fin des années 70. La diversité et la grande qualité de cette diaspora riche en ressources techniques, intellectuelles et professionnelles traduisent un niveau élevé de débats publics ouverts sur tous les sujets d'intérêt pour le peuple haïtien en détresse. Témoignent de cette étonnante constance deux indicateurs factuels pertinents et évidemment de valeur spécifique: le volume des publications initiatives ou festivités culturelles haïtiano-canadiens et l'accroissement considérable de l'appui du Canada à Haïti.
Ecrivains de renom, artistes talentueux, universitaires mondialement appréciés, scientifiques et politiques d'origine haïtienne ont servi de fers de lance pour les différents gouvernements canadiens en ce qui a trait à une meilleure compréhension des différents aspects de la vie en Haïti à travers les nombreux journaux et réseaux de lobbying existant dans leur pays d'accueil. Le cas le plus typique d'une telle « percée» concerne la Gouverneure générale du Canada, Michaelle Jean, née à Jacmel (Sud-Est d'Haïti) qui vient de nous visiter les 8 et 9 mars derniers. Ancienne journaliste vedette à Radio-Canada, elle a déjà effectué trois voyages officiels en Haïti afin de traduire la volonté inébranlable de son pays d'adoption ainsi que la sienne propre d'accompagner notre pays sur la voie de la normalisation et du développement. C'est d'une manière très timide que la presse et la classe politique ont donné son rythme à tant de dons, à une telle générosité. Cette vitalité des Québécois venus d'Haïti contribue inconstestablement à un changement progressif de l'image de la diaspora du côté des Haïtiens de l'intérieur ainsi qu'au développement d'une identité dynamique et d'un sens de la solidarité transnationale tout à fait constructifs.
Une classe moyenne décimée
Certains voient, à bien des égards, dans ce vaste mouvement de coopération diplomatique et d'attention agissante, un juste retour de l'ascenseur. De la même manière, plus de dix mille professionnels haïtiens qualifiés établis au Canada (médecins, infirmières, administrateurs, techniciens mais en grande partie professeurs, les meilleurs) ont dû fuir au milieu des années 60 le pays pour échapper à la violence macoute, apportant une contribution précieuse à ce qu'on a appelé la « révolution tranquille ». Cependant, ce fut une véritable saignée pour les Haïtiens. On a largement commenté ici et ailleurs le rôle de premier plan joué par les Haïtiens du dehors ou de l'exil et leurs descendants dans le progrès et le rayonnement du Canada qui représente maintenant une nation prospère et prestigieuse. S'il fallait désigner une sphère de la vie intellectuelle haïtiano-canadienne qui incarne cette effervescence décuplée par les calamités du séisme du 12 janvier 2010, on retiendrait sans peine l'importante montée qualitative et la très profonde prise de conscience de la diaspora haïtienne du Canada de concert avec les autres diasporas haïtiennes qui vient d'organiser en présence du Premier ministre Jean-Max Bellerive du 4 au 5 mars 2010 un colloque relatif aux grands enjeux de la reconstruction nationale. Ce colloque a fait suite à la réunion préparatoire des bâilleurs de fonds tenue à Montréal le 25 janvier 2010.
En fournissant une scène et un forum au drame collectif hors du commun qui se déroule dans la capitale d'Haïti et ses environs, les universitaires, experts et professionnels haïtiano-canadiens ont servi de révélateur de la crise de la pensée et de l'avenir en articulant des propositions, des recommandations et des issues programmatiques effectives, qui échappent aux normes et aux habitudes séculaires d'un pays en lambeaux, d'une élite pensante qui n'existe pas depuis belle lurette en terre natale mais qui s'est disséminée en mille morceaux et aux quatre coins du globle forme désormais cette classe moyenne décimée, consubstantielle à la démocratie libérale.
L'enjeu de cette phase délicate et capitale de l'après-séisme réside dans l'importance pour la diaspora haïtienne du Canada, beaucoup plus motivée et instruite que les autres, de parvenir à se situer dans la nouvelle conjoncture politique, économique, sociale, culturelle et institutionnelle de la société haïtienne de manière à assumer un rôle incontournable dans l'aménagement de la société post-sismique. La mobilisation des ressources humaines en termes d'expertise et de vison- ce qui fait largement défaut aujourd'hui au pays- demeure essentielle dans tous processus de regénération nationale et elle revêt une importance bien particulière dans la phase cruciale de la reconstruction où la population tente de définir à nouveau les voies de la normalisation. Ce séisme dans son ampleur désastreuse justement ouvre donc pour la diaspora la voie vers un actionnariat inconnu jusque-là, une solidarité nultiforme nécessaire, féconde, lequel favorisera un repositionnement des perceptions et des partenariats sur la scènes nationale.
La rencontre que l'OEA compte réaliser avec les membres de la diaspora haïtienne les 21 et 23 mars 2010 à Washington qui semble, selon toute évidence, s'inscrire dans ce sillage sera suivie le 31 mars au siège de l'ONU à New York par la grande réunion des pays donateurs. En somme, c'est une occasion en or pour elle qui se cherche depuis si longtemps, qui tente à la fois de préciser son rôle depuis l'après-Duvalier après avoir été avant tout une force « kamokin», d'acquérir sa crédibilité, de maîtriser les règles de la politique intérieure et les exigences de l'intégration et aussi de se définir une éthique et une vision véritablement opérationneles. Dans un pays qui vit depuis plus de vingt ans une tumultueuse transition politique, sociale, économique, la diaspora, toutes strates géographiques confondues, traverse elle-même sa propre période de transition, caractérisée par des tâtonnements lamentables, des crispations, des emballements et d'innombrables désillusions. Sous tous les cieux et peu importe leur niveau socio-professionnel, les Haïtiens d'outre-mer se plaignent à juste titre de n'être pas pris au sérieux par les successives et souvent passagères autorités de Port-au-Prince qui s'interrogent pour la plupart sur la portée réelle du concept de double nationalité et sur ses conséquences pratiques. On peut encore repérer dans leur discours politique des réminiscences de la langue de bois, même si les réactions se répartissent désormais sur un large éventail de positions partisanes, allant de l'opposition à la Constitution de 1987 jusqu'à la nomination et à l'élection parfois controversées de compatriotes à double nationalité (Marie-Claude Roy et les sénateurs Roger Eddy Sajous, Rudolph Boulos), en passant par un certain nombre de manipulations politiciennes.
Le premier bénéficiaire dans les caraibes
Il importe sans doute de souligner ici que la nature du corpus constitutionnel qui prévaut dans un pays détermine la place assignée à la diaspora. Le soutien apporté par ces centaines de milliers de manifestants pro-aristidiens à travers le monde pendant les trois ans du coup d'Etat-embargo n'a pas entraîné une réorientation politique et légale majeure. La double nationalité demeure un voeu, un idéal et dans les faits l'instauration d'une véritable intégration ne progresse absolument pas. De toute évidence, en théorie, on peut affirmer que l'économie - la manne provenant des transferts d'argent estimée à plus d'un milliard de dollars américains et le leadership cérébral qui se dessine présentement vont constituer deux atouts clés pour notre Xe ou Xie département. Il s'agit d'une perspective nouvelle qui nous oblige à nous adapter à une réalité dont personne ne peut échapper ni freiner.
Estimée aujourd'hui à plusieurs centaines de millions US, l'aide bilatérale du Canada à notre pays est relativement méconnue, c'est-à-dire sous-estimée et banalisée, dans certains milieux contrairment aux autres pays amis comme les Etats-Unis, la France (Union Européenne), le Venezuela et Cuba. Les grandes puissances étrangères et les petites puissances régionales intriguent et jouent des coudes dans l'ancienne colonie de Saint-Domingue. Le long règne des Duvalier et la première tranche de la transition (1986-1991) ont été pour la coopération haïtiano-canadienne une période où stagnation, urgence et éclaircie se sont succédées à tour de rôle. A partir du retour à l'ordre démocratique, Ottawa, sous la poussée de ces dizaines de milliers d'Haïtiano-canadiens introduit un autre chapitre assez marquant dans ses relations avec nous, y accroît son aide à un rythme continu et diversifie sa présence bienfaisante. Haïti est le premier pays bénéficiaire de l'aide canadienne au développement dans les Caraïbes et le deuxième à l'échelle mondiale après l'Afghanistan. Les derniers ambassadeurs canadiens en Haïti comme Kenneth Murray Cook et Claude Boucher correspondaient d'ailleurs à d'omniprésents et sympathiques visages pour nous autres journalistes.
Ils étaient les exemples les plus typiques de cette évolution fulgurante. Au regard de l'assistance classique, c'est surtout sur le plan budgétaire et technique qu'on a enregistré le plus de nouveautés vers le renforcement des institutions publiques mais aussi sur ce plan que les méthodes d'évaluation doivent être affinées et actualisées. Si cette réévaluation avait besoin d'être confirmée plus avant, la réforme policière dans laquelle le Canada est impliqué, tant sur le plan financier que sur le plan technique, ne manquerait pas de lui fournir de très abondantes illustrations sur les failles et les insatisfactions. L'univers de l'insécurité publique, de la turbulence post-militaire participe de la fragilité de la Police Nationale d'Haïti: la fondation d'une force armée de métier demeure un enjeu politique et international et la position de la communauté internatinale, notamment des USA et du Canada, fait figure de protagonistes dans presque tous les débats. Il apparaît clairement que le terrifiant séisme du 12 janvier 2010 fournit aussi à la diplomatie canadienne l'occasion de redéfinir son action par rapport aux autorités légalement constituées et à la société civile en tous points, puisqu'elle l'oblige à revoir les objectifs de développement et l'orientation de ses politiques sectorielles.
Réévaluation
Si la coopération bilatérale, l'aide multilatérale et l'assistance humanitaire se croisent confusément dans les actions et programmes achevés, en cours et envisagés, cela tient surtout aux orientations et missions spécifiques du Canada et aux déficiences d'un Etat fragile. Sous certains aspects( élections, culture, éducation de base, réforme policière), les supports sont divers; sous d'autres (appui budgétaire, santé, ré-ingénierie de l'appareil public ou gouvernance démocratique, électricité), ils ont continué à croître malgré les difficultés à travers l'Agence Canadienne de développement international (ACDI). Même s'il relève plus du découpage serré des axes d'intervention et d'évaluation assez rapprochées les unes des autres par le fait même de leur nature engendrée fort souvent par des urgences, le choix de ces trois angles d'analyse pour ancrer une réflexion sur un phénomène global, l'efficacité de la contribution multiforme du Canada à Haïti, aurait pu faire l'objet d'une stratégie épistémologique appropriée en termes de résultats concrets et durables. Les trois ordres de phénomènes mis en cause par les recherches effectuées jusqu'ici ont toujours entretenu des rapports fort différents, peu encourageants même avec le changement ou le progrès collectif ou encore le développement national, cette autre connotation obligée de toute idée de partenariat. Cette nécessaire réévaluation n'est en rien le fait exclusif de la contribution canadienne. Les Organisations Non-gouvernementales- internationales- qui absorbent de plus en plus l'aide bilatérale et multilatérale sont devenues depuis quelque temps les cibles obsessionnelles de vives critiques de la part des pays concernés. Leur efficacité et leur crédibilité en matière de saine gestion sont pointées du doigt.
De sont côté, l'élite pensante pro-haïtienne du Canada, forte et cohésive comme dans toutes les sociétés développées, doit en conséquence faire office de lieu d'ancrage stable, de task force, de source nourricière de vision alternative pour suppléer aux carences nationale. Fort de ce choix judicieux en faveur d'une vision plus synthétique, soucieux d'échapper aux limites d'une démarche canado-canadienne, les 600 participants réunis à l'Ecole Polytechnique de l'Université de Montréal penchés sur la reconstruction d'Haïti, ont accepté de se soumettre à un jeu encore plus exigeant en élargissant le champ des compétences et des idées à tous, y compris les Haïtiens du dedans: le recours du modèle participatif de mise en commun des connaissances et de quête multivoque des solutions. A partir du moment où l'on renonce à l'exclusion et à la complaisance partisane dans la production de données et de références communément acceptées, il devient possible de dégager, même de rencontres spectaculaires apparemment, certaines conclusions d'ensemble, aux propositions d'une problématique marassa que la transition- reconstruction. Sur le plan de notre politique nationale et de notre politique étrangère, est ce que les solutions proposées à travers des rencontres d'aussi grande envergure parallèlement ou en complément aux conférences internationales des bâilleurs, permettront un recadrage plus profond des données empiriques multisectorielles, en même temps qu'une action gouvernementale plus pénétrante, en d'autres termes, une gestion éclairée de l'Etat? C'est là, sans nul doute, la nouvelle donne de la politique du Canada vis-à-vis d'Haïti dans le cadre de l'après 12 janvier 2010 c'est ce que l'enthousiasme et le sérieux de nos compatriotes nous permettent par ailleurs de conclure. Ce qui rend compte du coup des difficultés supplémentaires qu'il doit affronter désormais pour obtenir des résultats durables et visibles. L'actuel et tout nouvel ambassadeur canadien Gilles Rivard a donc du pain sur la planche à l'instar de ses remarquables prédécesseurs.
Pierre Raymond Dumas
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