Des ressortissant croates d’origine rom ont, lors de leur scolarité, fréquenté des classes réservées aux roms dans deux écoles primaires. Or, parmi diverses critiques visant cette séparation et, plus généralement, des conditions scolaires pour les enfants roms, ils considèrent qu’ils ont reçu dans ces classes des enseignements insuffisants - vis-à-vis notamment des autres élèves - et avancent que leur scolarité a duré moins longtemps. Ainsi, ils évoquent une étude statistique selon laquelle peu d’enfants d’origine rom poursuivraient leur scolarité au-delà de l’âge minimal de 15 ans.
Village de PodturenLa Cour européenne des droits de l’homme en formation de Grande Chambre infirme ici la solution rendue par la formation de Chambre (Cour EDH, 1e Sect. 17 juillet 2008, Oršuš et autres c. Croatie, Req. n° 15766/03 ) à une très faible majorité (neuf voix contre huit). Ce dernier point met en exergue la très grande sensibilité de cette affaire et plus généralement de la situation des Roms dans les États d’Europe de l’Est, comme en témoigne d’ailleurs la présence de divers tiers intervenants dont le gouvernement slovaque (§ 136-142). La Cour souligne même qu’elle tient « compte dans son analyse de la situation particulière de la population rom » qui « constituent un type particulier de minorité défavorisée et vulnérable » et qui « ont dès lors besoin d’une protection spéciale » (§ 147 - elle s’appuie en ce sens sur de nombreux travaux d’organes européens et internationaux, longuement cités - § 65-97 - puis utilisés au fil de son raisonnement) en particulier, concernant « leur sécurité, leur identité et leur mode de vie » (§ 148 - v. Cour EDH, G.C. 13 novembre 2007, D.H. et autres c. République tchèque, Req. n° 57325/00 ; Pour un exemple de violences contre les roms, Cour EDH, 3e Sect. 4 mars 2008, Stoica c. Roumanie, Req. n° 42722/02 - Lettres Droits Libertés du 7 mars 2008).
Contrairement à la formation de Chambre, la Cour « considère que l’espèce soulève principalement une question de discrimination » et décide de n’examiner que le grief tiré de l’article 14 combiné à l’article 2 du Protocole n° 1 (discrimination dans la jouissance du droit à l’instruction - § 143).
Sur ce terrain, si aucune « politique générale consistant à placer automatiquement les élèves roms dans des classes séparées dans les deux écoles en cause » n’est identifiée en l’espèce (§ 152), une différence de traitement pouvant déboucher sur une discrimination indirecte (i.e. « une politique ou une mesure générale qui est apparemment neutre mais a des effets exagérément préjudiciables pour des personnes ou des groupes de personnes qui, comme en l’espèce, ne peuvent être identifiés qu’à partir d’un critère ethnique, [qui peut] être jugée discriminatoire alors même qu’elle ne vise pas spécifiquement ce groupe » - § 150) est relevée en ce que le placement dans une classe séparée - au motif de l’insuffisante maîtrise de la langue croate - n’a concerné que des enfants roms (§ 153).
Au terme d’une longue analyse, la Grande Chambre considère qu’une telle différence de traitement n’avait pas de « justification objective et raisonnable », exigence ici stricte pour des mesures « touch[ant] les membres d’un groupe ethnique spécifique » même si « le placement temporaire d’enfants dans une classe séparée au motif qu’ils n’ont pas une maîtrise suffisante de la langue n’est pas en soi automatiquement contraire à l’article 14 de la Convention » (§ 156). Outre l’insuffisance des bases légales à cette pratique (§ 158), le flou des tests linguistiques et des méthodes d’apprentissages spécifiques (§ 159-162), les contradictions et lacunes de l’explication gouvernementale quant aux programmes allégés (§ 163-171) ainsi que l’insuffisante transparence des procédures de transferts entre classes (§ 172-175) contribuent, selon la Cour, à établir la discrimination.
Si la responsabilité des autorités croates n’est pas seule en cause face à cette tâche très difficile de scolarisation des enfants roms (§ 180 : « elles se sont heurtées à de de nombreuses difficultés tenant notamment aux particularités culturelles de cette minorité et à une certaine hostilité qu’auraient manifestée les parents d’enfants non roms »), la juridiction strasbourgeoise estime que « les dispositions prises pour la scolarisation des enfants roms n’étaient pas accompagnées de garanties suffisantes de nature à assurer que, dans l’exercice de sa marge d’appréciation dans le domaine de l’éducation, l’Etat tienne suffisamment compte des besoins particuliers de ces enfants en tant que membres d’un groupe défavorisé » (§ 182).
En conséquence, la Croatie est condamnée pour violation de l’article 14 combiné à l’article 2 du Protocole n° 1.
Si la Cour n’impose pas ici une obligation de résultat, elle veille au respect d’une obligation de moyen assez strictement définie et incite d’ailleurs l’État partie à emprunter diverses pistes pour la respecter (v. notamment la nécessité de « mettre en place des mesures positives notamment afin de sensibiliser la population rom à l’importance de l’éducation et d’aider les requérants à surmonter les difficultés qu’ils avaient pour suivre le programme scolaire » - § 177). C’est d’ailleurs sur cette intensité de l’obligation de moyen que se situe la ligne de fracture entre la majorité et la minorité des juges, ces derniers estimant notamment que la Cour tend ici à « outrepasser son rôle » (V. Opinion en partie dissidente commune des juges Jungwiert, Vajić, Kovler, Gyulumyan, Jaeger, Myjer, Berro-Lefèvre et Vučinić - § 19). Les principes, désormais bien établis, qui structurent la notion de discrimination indirecte ne sont pas ici contestés même si les juges minoritaires fustigent l’insuffisance « de directives pratiques sur la manière de développer et appliquer la notion de discrimination indirecte » et le fait que la Cour ait, dans la mise œuvre de cette notion, « plutôt [pris en compte] la situation particulière de la population rom de manière générale au lieu de se fonder sur les faits de la cause » (Opinion dissidente, préc. § 19 et 15).
Agglomération rom de Lonèarevo (municipalité de Podturen, Croatie).
© Amnesty international
Oršuš et autres c. Croatie (Cour EDH, G.C. 16 mars 2010, Req. no 15766/03)
Actualités droits-libertés du 16 mars 2010 par Nicolas Hervieu