Entretien avec Yves di Manno
à propos des Œuvres complètes de Pierre Reverdy
Poezibao : Vous êtes à l’origine de la réédition chez Flammarion des Œuvres
complètes de Pierre Reverdy. Qu’est-ce
qui a motivé une telle décision ?
Yves di Manno : Plusieurs
raisons convergentes : disons qu’il y a eu, en l’espèce, un assez heureux
concours de circonstances… Le fait, d’une part, que Flammarion avait accueilli
et inauguré dès 1967 la première édition de ces œuvres complètes : il
était donc logique, d’une certaine manière, que la maison reprenne le flambeau
quarante ans plus tard. Comme je suis d’autre part en charge ici de la
collection « Poésie », on s’est naturellement tourné vers moi lorsque
la question s’est posée de savoir quelles suites il fallait envisager,
l’ancienne édition s’étant épuisée. Il se trouve enfin que j’ai été dès
l’origine un lecteur assidu de Reverdy, qui a durablement marqué mon propre
parcours en poésie – et dont j’ai toujours pensé qu’on sous-estimait le rôle déterminant
pour la réinvention de la poésie en France, dans la première moitié du XXe
siècle. Il était donc difficile de ne pas saisir l’occasion : j’ai bien
évidemment plaidé en sa faveur, une rencontre a été organisée avec les
responsables du Comité Reverdy (qui est l’ayant-droits du poète) et un accord a
très vite été trouvé pour mettre en chantier cette nouvelle édition – qui nous
a demandé cinq ou six ans de travail.
Pz. : Quelle était alors la disponibilité de l’ancienne édition ?
Y.d.M. : La plupart des douze
volumes parus étaient épuisés, certains depuis fort longtemps : en
particulier les recueils de « contes » (La Peau de l’homme, Risques et périls) qui sont
pourtant l’un des apports les plus singuliers et les plus méconnus de cette
œuvre. L’énigmatique Voleur de Talan
était resté plus longtemps accessible, mais l’important volume des textes de Nord-Sud était quant à lui introuvable
depuis des lustres. Par ailleurs, cette édition n’avait jamais été complète à
proprement parler, puisque les deux titres du Mercure de France (Le Livre de mon bord et surtout Main d’œuvre, qui réunit une part non
négligeable de l’œuvre poétique) n’y avaient jamais figuré. De manière plus
générale, on peut dire que cette première édition, qui s’était constituée au
fil d’une vingtaine d’années dans un certain désordre, ne permettait pas une
vision d’ensemble de l’œuvre de Reverdy, dans sa logique et son unité. Sans
compter que sa présentation (format des volumes, typographie, mise en page)
n’était guère satisfaisante. A bien des égards, l’édition que nous proposons
aujourd’hui peut être considérée comme la première à mériter véritablement le
titre de « complète ».
Pz. : Y avait-il encore des inédits ? Ou des
« introuvables » ?
Y.d.M. : Au sens strict du
terme, le seul inédit d’importance que révèle notre édition concerne Le Cadran quadrillé, un ensemble de cent
poèmes que Reverdy avait constitué autour de 1920 (mais le titre est annoncé dès
1916 dans la première édition de La Lucarne ovale…) et qui n’avait jamais été
publié en entier. Avec La Meule de soleil, autre ensemble posthume qui
figure lui aussi dans ce premier tome, ce sont deux moments essentiels du
premier pan de l’œuvre, jusqu’alors écartés du corpus « officiel »,
qui retrouvent ici leur place : on en mesurera l’importance et la richesse.
L’autre apport significatif de cette nouvelle édition, c’est la reproduction en
fac-similé des tout premiers ouvrages de Reverdy, tels qu’il les avait lui-même
conçus et fabriqués. Le travail précurseur d’Isabelle Garron et du Théâtre
Typographique (qui ont livré en 2001 une réédition « à l’identique »
de La Lucarne
ovale) m’avait convaincu de l’importance de ces éditions originales, à la
fois dans la genèse de l’œuvre – et pour une meilleure compréhension de la
« révolution » prosodique qu’elles inaugurent. Nous avons donc décidé
de les reproduire en annexes.
Pz. : A qui avez-vous confié cet énorme travail ?
Y.d.M. : La réponse allait de
soi. Etienne-Alain Hubert avait pris le relais de Maurice Saillet, dès la fin
des années 1970, pour mener à son terme la première édition. Il est sans
conteste à l’heure actuelle l’un des meilleurs connaisseurs de Reverdy, à qui
il a consacré l’essentiel de ses recherches et de son temps. C’est donc tout
naturellement à lui que nous nous sommes adressés pour ce nouveau rassemblement,
dont il s’est chargé avec la méticulosité et l’exigence qu’on lui connait.
Pz. : Justement, quels critères avez-vous adoptés pour cette nouvelle
édition ? Et quelles différences mettriez-vous en avant, par rapport à la
précédente ?
Y.d.M. : D’abord, le fait de
reprendre l’œuvre comme un tout, et
non plus de manière morcelée, afin que chacune de ses dimensions puisse
dialoguer, résonner avec les autres : poésie et narration, prosodie et
figuration, morale et esthétique… En choisissant de suivre la chronologie, dans
ses grandes lignes (et en ouvrant chacun des volumes par les deux regroupements
poétiques majeurs que sont respectivement Plupart
du temps et Main d’œuvre), l’idée
est de mieux faire apparaître sa profonde unité, mais aussi de remettre en
avant certains de ses pans négligés. D’autre part, il s’agit bel et bien d’une
édition critique : les 40 pages d’introduction et les 200 pages de notes
et notices d’Etienne-Alain Hubert (pour le seul tome I) lui apportent un
éclairage souvent déterminant, même si d’autres lectures de Reverdy restent
évidemment possibles. Sa connaissance des tenants
et aboutissants de cette œuvre enrichit en tout cas la lecture qu’on peut
en faire et permet d’ores et déjà de la resituer autrement dans l’histoire
poétique du XXe siècle. Espérons que cette édition amènera aussi de nouveaux
lecteurs vers Reverdy, notamment parmi la jeune génération.
Pz. : Le tome I vient de paraître. Quand sortira le second ? Quels en
seront les points forts ?
Y.d.M. : Le tome II est en cours
de fabrication et paraîtra cet automne, au mois d’octobre. Il couvre la seconde
période de l’œuvre, ouverte par les recueils rassemblés dans Main d’œuvre en 1949, et qui se
caractérise aussi par les trois volumes de « notes » – réflexions,
digressions, aphorismes… – publiés par Reverdy de son vivant (Le Gant de crin, Le Livre de mon bord, En vrac). Une importante section
regroupe l’intégralité de ses textes sur la peinture et la poésie depuis 1930.
Viennent ensuite les poèmes des dernières années, suivis par l’ensemble (inédit
en volume) des « pages de carnet » posthumes parues dans diverses
revues au fil des décennies récentes. Ainsi se referme ce tombeau provisoire
que sont toujours des œuvres « complètes » – à ceci près qu’elles se
destinent tout de même à l’avenir, et aux vivants.
Pz. : Une dernière remarque ? Une précision ?
Y.d.M. : Un détail, mais justement
révélateur. En feuilletant le volume, à sa sortie des presses, une chose m’a
brusquement frappé, qui ne m’était pas apparue aussi nettement sur les
épreuves : c’est qu’en raison de sa nouvelle mise en page, plus aérée (et pour
laquelle nous avons suivi l’originale de 1917), Le Voleur de Talan ressemblait
par endroits, dans sa manière de s’inscrire sur la page, au Paterson de William Carlos Williams… Williams
et Reverdy ont toujours été associés, dans mon esprit (puisque ayant œuvré l’un
et l’autre, simultanément ou presque, à l’invention d’une nouvelle prosodie),
mais il aura fallu que j’attende la parution de cette édition pour en avoir une
preuve éclatante…
avec Yves di Manno