Il y a toujours deux arbres : l’arbre visible, happant de feuilles la lumière, se hissant de sève dans la légèreté, se mouvant de branches dans la transparence, brassant le bleu à l’heure des nids, des fruits, des jeux déployés en son ombre, des noms gravés en son écorce ; et l’arbre invisible, se poussant de bras dans l’épaisseur, s’infiltrant d’yeux aveugles dans l’ombre, enserrant le roc, assurant l’assise, tâtant les sucs parmi les os, les larves, les vestiges. Et l’arbre visible ne sait aller sans l’autre, le bourgeonnement sans le fouissement, l’efflorescence sans la manducation, le chant clair sans la plongée.
De même il y a toujours deux hommes : l’homme visible, vibrant de poil et de peau, lustré d’aurore en ses beaux draps, ombré de crépuscule en ses désirs, vif en son pas, net en son verbe, se flattant de joindre le jouissif au profitable dans le pré carré de la raison ; et l’être invisible, tout de rouges ruissellements sous l’écorce, tournant des alchimies en ses chaudrons, lançant des fulgurances en ses gouffres, creusant des mines jusqu’aux régions où le sol se dérobe. Et l’homme visible ne sait aller sans l’autre, la raison sans la folie douce, la parole proférée sans les mots du souffleur, les corps à corps sans la nostalgie de l’absence.
On ne sait pourquoi l’être invisible en Florent s’est mis un jour à dévorer l’autre, ni à quoi l’on s’en est d’abord avisé. À ses silences ? À ses colères ? À ses regards comme « en creux » où semblaient se noyer les mots au sortir des lèvres dès qu’on parlait de Macha ? Je n’ai jamais su la nature exacte de leur relation, bien antérieure à mon amitié. Contre le sentiment général, j’ai douté que l’amour physique ait trouvé place en leur union. Je ne pense pas à la différence d’âge ; juste l’intuition que c’était entre eux d’un autre ordre.
J’ai rencontré deux fois Macha. Elle s’était déjà retirée, seule et très vieille, dans un manoir de roc rouillé qu’on eût dit recraché par le flot sur les récifs comme une coque de naufrage et que les gens du pays appelaient « le phare ». Macha Atanovitch était pour tous « la dame du phare ».
La première fois que je l’ai vue -il y a quatre ans, nous la croyions guérie-, elle m’avait prié de venir en ce bout du monde à la période des grandes marées, « beau sujet pour un artiste ». Je n’ai rien peint : vents et vagues trop sages, flux retenus. Et Macha qui ne me laissait aucun recueillement. Elle désirait inlassablement m’entendre évoquer un Florent parlant d’elle à toute heure, cherchant le sommeil depuis son absence, se disposant à rompre tout lien pour la rejoindre. J’abondais, je n’aime pas blesser. Qui d’ailleurs peut assurer qu’avec ces mensonges je n’étais pas aussi dans le vrai ? Florent avait à cette époque plusieurs aventures simultanées et rivales où l’on eût dit qu’il jouissait de se retourner le coeur, comme aux nacelles des fêtes foraines ces foules d’éviscérés volontaires.
La seconde fois, au printemps de l’année dernière, Macha m’avait prié d’accourir au motif d’un objet de grand prix qu’elle souhaitait faire tenir d’urgence à Florent. Je la trouvai très amaigrie. Elle me dit qu’elle se portait bien sans manger, que la santé est un état d’esprit. Nous avons marché sans parole grave, au bord de l’écume au couchant ; des goélands nous survolaient en nuée criarde. Puis soirée courte devant l’immense cheminée où les flammes montaient à faire peur. Départ hâtif le lendemain matin, sur des mots d’au revoir ordinaires. Comme je regrette aujourd’hui de n’avoir pas forcé les craintes , ni demandé ce qu’avait de si rare le Bouddha de jade en pendentif qu’elle me chargeait de remettre au plus vite à Florent. Mon ami le reçut sans marquer d’émotion ni demander aucune nouvelle de celle qui m’envoyait. Mais son regard s’appesantit longtemps sur moi, ou, comme à travers moi, sur un lointain d’impuissance.
Ensuite il a semblé retrouver un équilibre. Sen avait fini par éclipser les autres liaisons. Mannequin, traductrice, elle était d’une beauté décalée qui m’embarrassait. Ils ne se quittaient pas, sortaient beaucoup, m’invitaient à des concerts, des colloques d’astrologie, des tables si fines -et si chères !- que manger et boire y tenaient du rituel. Florent liquida toutes ses parts de l’entreprise familiale. Sen et lui emménagèrent dans un duplex avec atelier rue Delambre. Je ne savais pas mon ami créateur. L’argile se modelait vigoureusement sous ses doigts en d’étranges figures d’attente, des formes de lendemains qui chantent dans des continents inconquis. Mais si je lui parlais d’exposer avec moi, ou d’au moins cuire ses terres, il haussait les épaules en me fixant avec un long sourire d’indulgence.
Au retour d’un salon d’automne à Belgrade, suivi de prospections en Russie où ma peinture commençait d’intéresser, j’ai trouvé le duplex vide, nu comme à la vente, et sans un mot du couple pour expliquer un si brusque départ. Nos quelques amis communs l’apprenaient par ma bouche. J’ai voulu joindre Macha au téléphone ; c’était comme si une main m’empêchait de composer le numéro. J’ai travaillé intensément dans cette incertitude -et cette rancoeur contre un ami qui s’était évanoui sans le moindre signe. De cette période date notamment le prémonitoire Château rouge, toile achetée depuis par la ville de Lausanne.
J’ai fait le voyage de Pen-Hir deux mois plus tard. Ma stupeur en ne trouvant du manoir sur son roc qu’un flanc béant et des côtes saillantes comme aux bêtes crevées de faim dans les déserts ! Au commissariat de Crozon, on me précisa que l’incendie avait éclaté une semaine auparavant, dans la nuit du 7 décembre. Feu de cheminée ? Court-circuit dans une si vieille bâtisse ? Impossible d’assurer formellement qu’il y eût des victimes. Les pluies diluviennes survenues juste après le sinistre compliqueraient l’analyse des cendres. On avait vu plusieurs fois, ces derniers temps, la dame du phare en compagnie d’un couple, dont on n’a pas retrouvé la voiture. L’enquête se poursuit.
Je suis retourné au manoir. Le soir tombait. J’entendais la mer battre non loin comme un cœur. Je me suis glissé dans les décombres. L’ombre m’accompagnait. J’ai regardé l’immense cheminée encore debout , son conduit vertigineux, jusqu’au ciel, par le toit béant. « Quand même, dit une voix derrière moi, voir triompher le feu si près de l’eau ! »
Arion