Cette longue nouvelle méditative, poétique, égrène l’indicible. Non seulement ce qui ne parvient pas à sortir de soi pour devenir objectif, mais encore ce que tout le monde refuse obstinément d’écouter. Ce monde, c’est le monde « normal » de tous ceux « qui ne sont pas comme eux, les contents, les contentes, les bien assis, les gentils vivants. » Les stratégies d’évitement sont connues : elle l’a bien cherché, elle n’est pas conforme, déjà rebelle à Creys-Malville contre les hommes en noir que sont les CRS. L’aventure forcée en continent noir, n’est-ce pas la quintessence de ce pouvoir obtus, fondé uniquement sur la force, la domination mâle ?
Il y a du féminisme en Jacqueline, de la révolte contre la brute, la puissance mâle érigée, macho, tricarde, militaire. Les régimes des roitelets noirs apparaissent sous les traits de ce machisme exacerbé, sexe brandi, canon des chars, « pacification » forcée par clouage au sol, si possible en béton pour faire plus mal, plus mâle. Une femme blanche dans la brousse éveille la possession, la revanche du Noir musclé contre la femelle languide, faire taire sa « voix coloniale », celle qui impose, méprise et ordonne. Assouvissement, domination, triomphe de soi – comment dire cette conjonction du sexe, de la passion et des valeurs dans l’Acte ?
Déposition, confession, carnets écrits, rien ne va. Par les flics locaux, le bourreau torse nu est libéré de ses entraves ; la fille qui écoute passivement n’est là qu’une fois ; les carnets usés, noircis d’écriture incohérente, partent en fumée dans une cheminée des Cévennes. Il faut se purifier, dire pour accepter, mais il est dur de dire ce qui ne se dit pas, ce qui ne s’accepte pas. Où fuir ? Dans la durée qui fabrique du souvenir ? Dans l’écriture poétique qui reconstruit une histoire ?
Peut-être est-ce cela, le salut ? Le dire comme ça vient, par bribes et bulles, en recréant l’événement selon une logique absente sur le moment, une logique poétique (de ‘poiesis’ action de faire) seul moyen de la distance avec ce qui vous est arrivé. Le dire pour les femmes blanches, routardes naïves, mais aussi pour toutes ces femmes africaines qui ne peuvent rien dire, faute de mots et de pouvoir.
Car le mot est à peine prononcé, sitôt refusé, mais ce dont il s’agit ici est bien le pire pour une femme : le VIOL !
Lisez ce livre, il vous remue. Même mâle, vous y serez sensible. Nulle description à la Sade, ni scénario comme au cinéma, un viol ne se dit pas comme on décrit le fonctionnement d’une machine. Vous êtes victime, vous êtes dedans, vous êtes clouée. On ne raisonne pas dans ces cas là ; on ressent, on sent, on se sent. Douleurs, odeurs, la peur. C’est évoqué à mots choisis ; suggéré par métaphores.
« C’était en Afrique, elle jouait de la cora.
J’écoutais la religieuse jouer de cet instrument. Je n’étais pas morte. »
Ce n’est pas un haïku, mais y ressemble : tout est dit. Il n’y a au fond que la poésie pour le dire. Jacqueline Merville écrit et peint, colle des papiers comme en Asie ; vous serez heureux de la connaître.
Jacqueline Merville, Presque africaine, mars 2010, éditions Des femmes Antoinette Fouque, 75 pages, 9.5€