Voilà une chose qui est très claire. Lorsque l'on termine
Le Nazi et le Barbier, on a la trace rouge feu de la main d'Edgar Hilsenrath sur la tronche, et elle a du mal à refroidir. Je fous pourtant la tête dans un baquet d'eau froide tout les matins, mais rien n'y fait : ça brûle, ça crame, ça démange, ça ronge. Dès que j'y pense, ce livre n'arrête pas de me réveiller. Ca n'arrête pas, comme n'arrête pas ce foutu
hiver qui est pourtant bien loin des rigueurs de « la forêt polonaise en janvier », que Max Schulz semble craindre plus que n'importe quel autre souvenir dans sa vie de génocidaire premier de la classe, d'artiste capillaire de génie, de marchand de dents en or juives et de sioniste invétéré.
Max Schulz ? Max Schulz, oui, voilà l'histoire :
Je me présente : Max Schulz, fils illégitime mais aryen pure souche de Minna Schulz, au moment de ma naissance servante dans la maison du fourreur juif Abramowitz. Mes origines aryennes pure souche ne font aucun doute, car l'arbre généalogique de ma mère, ladite Minna Schulz, sans aller jusqu'à la bataille d'Arminius, remonte au moins jusqu'à Frédéric le Grand. Tout de même. Je ne peux pas dire avec certitude qui était mon père, mais une chose est sûre, c'était l'un des cinq suivants...
Mais avant de commencer, quelques précisions...
Edgar Hilsenrath est né en 1926 en Allemagne. Il est juif. Il survit aux ghettos. Il passe par la Palestine, la France et se retrouve ensuite à New York, il ne vit nulle part confortablement avant de revenir en Allemagne au courant des années 1970 mais doit attendre encore des années pour qu'on y lise enfin ses livres, dans les années 80 puis être ensuite couvert de prix littéraires et connaître un succès public et critique important... tout cela pour finir invité au Salon du
Livre de Paris en 2010 dans une dizaine de jours. La belle jambe, vous me direz - pour nous, c'est en tout cas l'occasion de rencontrer un très grand monsieur. Sa vie littéraire est étroitement liée à sa vie tout court. Comme tout grand écrivain, il puise dans l'une pour nourrir l'autre, mais c'est surtout que la première est une conséquence de la seconde. Son expérience des années de guerre nourrit son oeuvre, constamment, et la grande question de l'oubli et du récit historique en est le point névralgique, comme il est d'usage de le préciser. C'est à
New York que ses premiers romans trouvent au départ un public large, publiés en anglais traduits de l'allemand. Il faut attendre 1977 pour que paraisse en Allemagne, après de très nombreux refus et contre une censure atmosphérique,
Le Nazi et le Barbier, qui fera son petit effet.
Dans sa postface au
Nazi, Jörg Stickan (co-traducteur du
Nazi avec Sacha Zilberfarb et traducteur de
Fuck America, à qui j'emprunte le titre de cette chronique qui lui-même cite l'écrivain allemand Maxime Biller) explique en substance la vie éditoriale d'Hilsenrath. La conclusion est la suivante : le réalisme oppressant de son premier roman
Nacht (
Nuit, annoncé chez Attila), le burlesque, l'absurde de
Fuck America ou du
Nazi, ou la fable distanciée et toujours satirique du
Conte de la pensée dernière (qu'on trouve aujourd'hui aux éditions Livre de poche) ne coïncident pas avec l'ambiance générale en Allemagne dans les années d'Après-guerre ni avec la manière dont
doit écrire un homme sur un sujet aussi sensible et tabou que cette saloperie de Seconde Guerre Mondiale et son corolaire et abyssal Holocauste. Pour Hilsenrath, il n'y a pas une manière meilleure qu'une autre pour parler de ce thème (généralement à l'époque : le nazi comme bourreau malgré-lui et le juif comme noble et intouchable victime). Il refuse aussi l'idée que le simple témoignage puisse être la littérature (cf. l'
entretien vidéo sur Arte à l'occasion de la sortie de
Fuck America en France l'année dernière). Tout n'est pas noir
ou blanc, et encore moins grisâtre ! La satire subtile ou d'une violence éclatante, la provocation langagière et la crudité des scènes, la présence du sexe comme force vitale et excessive, la blague et le potache rabelaisiens sont les armes qu'il utilise dans ces deux romans (disons trois, avec
Le Conte) pour faire tomber les idées reçues, et surtout les murs moraux que la critique en place, l'intelligentsia culturelle, avait dressés haut - et dont on trouve encore les traces, bien plus prégnantes que ce qu'on pourrait croire, aujourd'hui. Hilsenrath maîtrise parfaitement ces registres et techniques, et évidemment, parce qu'il ne s'agit pas simplement pour lui de jeter un pavé dans la mare avec le plus de précision et d'effet possibles - il suffit de s'immerger dans
Le Nazi et le Barbier pour constater qu'il ne s'agit pas d'une simple provocation - il écrit de la littérature qui remue les tripes, laisse les portes ouvertes à l'interprétation, et possède une esthétique propre aux terminaisons tout simplement parfaites.
Et alors ?
Fuck America (première publication en Allemagne en 1980) s'ouvre sur un échange de lettres entre le père du narrateur,
Nathan Bronsky, et Monsieur Le Consul Général des Etats-Unis en Allemagne. (A noter que l'édition du
Nazi propose un inédit, une version abandonnée du premier chapitre sous forme épistolaire. On pourrait voir dans l'utilisation de la correspondance une critique supplémentaire de la part d'Hilsenrath, cette fois à l'encontre de l'utilisation du document dans le récit historique). Le ton est vite donné, en deux pages on comprend où on met les pieds (avant de rentrer dans le vif : journaux, carnets, rêves et monologues intérieurs de Jakob, le fils) :
[Nathan Bronsky] Les nazis ont détruit mon magasin, pillé mon bureau, chassé mes enfants de l'école, mis le feu à mon appartement, violé ma femme, écrasé mes testicules, saisi ma fortune et clôturé mon compte bancaire. Nous devons émigrer.
[Le Consul Général] Malheureusement, je suis dans l'obligation de vous dire que concernant les chances d'une immigration rapide aux Etats-Unis pour vous et votre famille, c'est mal parti. [...] Je serai en mesure, cher Monsieur Bronsky, de vous délivrer, à vous et votre famille, les visas en question en 1952.
La verve de Hilsenrath, dès les premières pages, vous alpague et happe tout entier, et vous emmène sans laisser le temps de respirer une seconde jusqu'à la dernière. Que ce soit
Fuck, Le Nazi ou encore
Le conte de la pensée dernière (que je vois dévoré par ma compagne s'exclamant d'horreur et/ou explosant de rire à chaque page), le style mêlant oralité (très grande maîtrise des dialogues !), pointes lyriques au moment de sonder l'âme humaine, ou cru réalisme dans les descriptions, est d'une fluidité remarquable (les traducteurs ont fait un travail remarquable, panaché, vigoureux). Mais c'est surtout la puissance du sujet ou des sujets qui déroute et fascine, et le
spectre permanent de l'Histoire derrière les mots.
Dans
Fuck America, Jakob Bronsky, après avoir survécu aux ghettos se retrouve à New York. Nathan, le père, ne trouve rien de mieux à dire à la Statue de la Liberté qui l'accueille : « Fuck America ! ». Non par haine ou rancune envers le pays - bien qu'il pourrait en avoir les raisons, on l'a vu -, mais parce qu'il s'agit des deux seuls mots anglais qu'il connaît. S'en suit pour Jakob une vie à la marge, dans les bas-fonds avec la lie de la société : putes, clodos, alcoolos, chômeurs, glandeurs, émigrés... Dans ce petit monde, Jakob Bronsky ne pense qu'à deux choses, baiser des femmes et écrire son grand oeuvre sur la guerre et les ghettos (dont il ne peut pourtant se souvenir ayant été trop jeune). « Mon livre contre la violence et la barbarie ». Malheureusement, il n'a pas un rond, et la situation est plus que catastrophique ! Deux tiers du livre sont ahurissants, rapides, caustiques, et sont une critique vive de la société américaine des années cinquante et dépeignent la vie d'un écrivain maudit pur jus. On citera Bukowski, Fante, Roth et pourquoi pas les légendaires figures de clochards célestes. Le dernier tiers change cependant de tonalité, plus fantaisiste et en même temps plus tragique, il met en scène une sorte d'auto-analyse du narrateur par le biais d'un personnage féminin incroyable, Mary Stone, sortie de l'écran télé pour lui faire dire son expérience.
Fuck America est un bon livre, je dirai même très bon. Mais on peut très bien se dire en le finissant (ce que n'ont pas manqué de faire certains lecteurs avec qui j'ai pu échanger mon ressenti) que malgré l'excellent moment de lecture, la vigueur de son écriture, qu'il n'a fait que gagner sa place au sein du panthéon des écrivains marginaux et bizarres, des livres de voix, provocateurs, et que son originalité ne tient qu'au fait qu'on y cause des ghettos. Je dirais qu'en fait, c'est CELA le grand sujet du livre et les 2/3 qui précédaient ne sont là que pour entrer en contrepoint avec la tragédie historique. Bien que délicieux, tout le dézingage de la société américaine de cette époque - expérience terrible pour Hilsenrath, et en cela, horreur des camps ou horreur de la société libérale et démocratique américaine reste l'horreur - est finalement, disons, anecdotique par rapport à la force émotionnelle que peut charrier
Le Nazi et le Barbier, qui comme
Nacht a été écrit avant
Fuck America.
J'en ai déjà tellement dit que j'ai simplement envie d'ajouter une unique chose : le joyeux, provocateur et couillu
Fuck America, n'a fait qu'annoncer pour nous, lecteurs français - à l'heure de redécouvrir Edgar Hilsenrath - le grand, très grand
Le Nazi et le Barbier.
Sur le mode burlesque et ironique, encore,
Le Nazi et le Barbier lance un clin d'oeil complice au
Dictateur de Chaplin. Mais
Le Dictateur a été réalisé au tout début de la Guerre et
Le Nazi et le Barbier est « écrit en 1968-1969 à
Munich et New York » (postface de Stickan). Bien qu'il y ait des points communs, en plus du traitement grotesque (et d'éléments narratifs), deux choses essentielles séparent les deux oeuvres : le gouffre de la Seconde Guerre, et l'expérience de Hilsenrath personnellement impliqué. Dans ce livre Hilsenrath va provoquer de face la morale d'Après-guerre allemande, et je continue à dire qu'en 2010 en France, je reste encore troublé à la lecture de ce roman qui va à l'encontre de ce qu'on nous assène depuis l'école élémentaire. Qu'il n'est pas bon de rigoler de tout, et surtout pas de l'Holocauste (l'Horreur avec un grand H, comme s'il y avait des gradations et que la Shoah en était le summum), des disparus, des vieux qui ont fait la guerre et des jeunes qui sont leurs enfants.
Le rire, c'est pas un truc sérieux. Dans une région où l'on a encore du mal à défaire les noeuds de l'histoire, où est encore vif le traumatisme de la Seconde Guerre Mondiale, de l'Occupation, des Camps (Le Struthof, LE camp de concentration français est à deux pas de chez moi), où on ne sait pas toujours exactement se placer (français ? allemand ? alsacien ? nazi ? résistant ? quoi ?!) je peux assurer que bien que me sentant libre et sain de corps et d'esprit, le reflux terrifiant de l'éducation, de l'histoire régionale et de la crasse culturelle s'est fait sentir. Probable que je n'ai pas besoin de cela pour voir que
Le Nazi et le Barbier est un grand livre, car même s'il joue sur l'affect, il contient des réflexions et des questionnements qui dépassent largement ce cas si particulier et pourtant si universel. Et puis, au fond, peut importe la Shoah : dans
Le conte de la pensée dernière, c'est le génocide arménien qu'Hilsenrath raconte, le « premier massacre organisé et planifié du XXe siècle »... Mais la question reste toujours épineuse à l'heure actuelle, et
nous n'aurons pas fini d'être rattrapés par l'actualité - quelque soit le problème posé.
Et alors ?
Le Nazi et le barbier, c'est l'odyssée de Max Schulz, son roman picaresque et d'apprentissage inversés dont la valeur des personnages la plus élevée semble être la bêtise (satire oblige). Max Schulz, un mec simple à la naissance pourtant confuse et compliquée - tout dépend du point de vue, car nous savons qu'il est aryen pur souche, ça fait pas un pli - qui va se retrouver tour à tour bourreau de guerre en Pologne puis guerillero sioniste en Palestine. Le livre est composé de six parties, chacune racontant une étape de la vie de Max. Je pensais vous goupiller un résumé, aber nicht ! La quatrième de couverture est là pour ça, et je préfère vous dire que les histoires que Max Schulz le génocidaire aryen pur souche, alias Itzig Finkelstein l'artiste capillaire juif, va vous raconter sont toutes plus farfelues les unes que les autres, et plus tragiques aussi.
Que ce soit lorsqu'il rentre après guerre de cette foutue forêt polonaise racontant à Madame Holle ce qui s'est passé là-bas (à mes yeux les pages les plus drôles et à la fois les plus horribles du livre) ou la longue et émouvante conversation que Max, enfin Itzig, entretient avec le fantôme d'Itzig, enfin Max, sur le bateau qui l'e adomène en Palestine, ou encore la renaissance une fois
Israel fondé où Max Schulz le génocidaire rejoue la jeunesse perdue, la
sienne et celle de ses parents
adoptifs juifs, tout est surprise et puissance, violence et arrachement... et jusqu'à la dernière ligne, c'est une leçon qu'Hilsenrath nous donne, non de moral, non de justice, non de philosophie, mais de liberté évidemment, et donc de littérature.
Outre la bataille contre l'oubli, le questionnement sur le récit et la mémoire historique, sur le trauma de l'Holocauste et la manière de s'y confronter, il y a une vraie nécessité chez Hilsenrath d'interroger la littérature, ses capacités, ses forces, et de voir jusqu'à quel point elle est capable de rentrer dans le lard de la culture d'où elle émerge au départ.Disons du moins que c'est ce qui ressort de ces lectures, et que s'il ne s'agit pas d'une intention précise de sa part au départ - il faudrait lui demander - tout cela est étroitement lié à ses réflexions sur la mémoire et sur l'histoire.
Est-ce qu'on peut tout dire ? Est-ce que la littérature peut tout toucher, tout dire ? Même le pire des tabous ? Disons que oui, et qu'il est salutaire et indispensable que ce soit le cas. Hilsenrath, semble-t-il, au fil de son oeuvre prend le contrepied de ces questions pourtant vieilles comme le monde, et propose d'enfoncer le clou en croisant plusieurs registres et traditions, et demande : est-ce que le burlesque, l'absurde, le grotesque, la satire ne serait pas le moyen le plus efficace pour faire exploser les consensus et les valeurs établies (lieux communs pourrions-nous dire), particulièrement dans le cas de cette Allemagne d'Après-guerre qui a beaucoup de mal avec ce grand cadavre très encombrant qui n'en fini pas de pourrir ?
Je n'ai pas l'impression qu'Hilsenrath impose une vision de la littérature comme fin (si elle devait n'en avoir qu'une, il s'agirait probablement de se poser contre l'ignorance, l'oubli, la bêtise et la violence). Mais plutôt ne tenterait-il pas de proposer des moyens, des alternatives, de faire accepter la multiplicité des formes de la littérature dans un monde qui à l'envers des dictatures et des massacres semble
dicter les termes de la liberté ? Le burlesque et l'humour, quelquefois désespérés même, face au froid sérieux et grotesque-en-lui-même d'une vision qui ne veut pas ou ne peut pas prendre de distance vis-à-vis de ses propres peurs et sa propre culpabilité, c'est-à-dire des faits historiques (et bien sûr, quelle vérité historique, quel récit historique) ?
Peut-être puis-je me permettre de formuler ces questions qui ne me semblent pas si saugrenues à moi car je n'ai pas vécu la guerre, je n'ai pas vécu les Camps, je n'ai même jamais vu un doigt tranché et à peine me suis-je cassé un ongle et c'est le moindre mal dans ma vie, mais mes grands-pères qui avaient vécu la guerre, le front, les armées mussoliniennes et hitlériennes, les humiliations et l'indignité, me rabatteraient le caquet, s'ils étaient encore en vie, d'un coup sec du regard. Néanmoins, ils ne sont plus là, pour la plupart, et ce ne sont que nos propres fantômes qui peuvent nous clouer le bec, et nous sommes enfin prêt à recevoir de la part de ce chamailleur incroyable et chambardeur terrible Edgar Hilsenrath une leçon plus folle et forte que toutes les versions des livres d'histoire : une littérature qui n'est pas une littérature couilles molles (n'en déplaise aux dames), une littérature qui jamais ne se laissera écraser par l'horreur, la violence et par-dessus tout, la bêtise des hommes, je le répète, seul divinité, s'il devait en avoir une, qui possède un réel pouvoir sur notre bas monde, et qui comme il se doit, n'est cependant pas plus capable que nous de
juger que qui que ce soit d'autre :
Nous attendons. Tous les deux. La juste sentence. Mais qui pourrait la prononcer ?
A vrai dire, on s'en balance. Qu'il n'y ait pas de vérité absolue ne me pose pas de problème car je ne considère pas non plus que cela signifie que tout se vaut. Que la justice (« c'était légal à cette époque », dit Max) soit aussi relative que la justesse d'un jugement (« ce sont les juifs qui ont gagné », dit encore Max), il ne fait aucun doute.
Au fond, personne n'est en mesure de prononcer cette fameuse sentence, que le bourreau et la victime sont fichus d'attendre et de demander, mais tous, tous sont en mesure et même en nécessité de ne pas perdre la question de vue, car elle draine - sur un mode ironique et réflexif, pas si courant dans le contexte - une foule d'autres questions (six millions à vue d'oeil, mais probablement beaucoup, beaucoup plus), une foule de questions qui restituent la complexité du monde, et de l'individu, et la porte à une joyeuse aspiration : la liberté.
*
Merci gougueule pour les jolies photos du Dictateur
de Chaplin.
Et bravo à Henning Wagenbreth pour les superbes couvertures bigarrées et pas couilles molles du tout des livres d'Hilsenrath chez Attila !