Dans mon dernier billet, un peu beaucoup désabusé sur l'état délinquant, je mentionnais le dernier livre de Marco Travaglio, intitulé Ad personam, dont je vous traduis ici l'avant-propos, non sans vous fournir deux lignes d'introduction.
Depuis son arrivée au pouvoir, Silvio Berlusconi a transformé les Assemblées en ateliers de prêt-à-porter législatif. On peut dire qu’il applique au mot pour mot ce que dénonçait déjà Coluche à propos des politiques :
Le milieu autorisé c'est un truc, vous y êtes pas vous hein ! Vous n'êtes même pas au bord. Vous n'y êtes pas du tout. Bon, le milieu autorisé c'est un truc. C'est un endroit autorisé où il y a plein de mecs qui viennent pour s'autoriser des trucs mais y a que le milieu qui compte. Et là-dedans y a une poignée de connards qui tournent en rond en s'autorisant des trucs : "Euh... Qu'est-ce que tu fais là ? Ben j'sais pas, j'vais peut-être m'autoriser un truc, mais c'est vach'ment gonflé. J'hésite ! Euh..."Berlusconi, lui, il hésite pas, plus c'est pourri, plus il s'autorise !
Ce livre offre un raccourci saisissant des raisons profondes – avouables et inavouables – pour lesquelles Silvio Berlusconi s’est lancé en politique en 1993-1994 : l’endettement de son groupe atteignait alors presque 4 000 milliards de lires, il allait se retrouver en pleine tempête judiciaire, les banques étaient sur le point de fermer les robinets, et, comme l’avoua son associé de toujours, Fedele Confalonieri, dans une interview a Repubblica (25 juin 2000) :
Si [Berlusoni] ne s'était pas lancé en politique, s'il n'avait pas fondé Forza Italia, aujourd'hui nous serions sous les ponts ou en taule avec une accusation de mafia...Vive la sincérité ! Un peu comme son éminence noire, Marcello Dell'Utri, actuellement sénateur malgré une première condamnation pour mafia (l'appel est en cours), qui vient de déclarer (il y a un mois) :
Perso, j'en ai rien à foutre de la politique. Je me suis juste fait élire pour pas finir en taule...Imaginez le souk si, avec des antécédents pareils, un sénateur français balançait un truc semblable. C'est pas du Georges Frêche, ça...
Enfin, inutile de pleurer sur le lait versé... En espérant que vous aurez la patience de lire (vous verrez, si vous souhaitez en savoir davantage sur l'Italie, le tableau est saisissant !), je laisse la parole à Marco Travaglio :
J’ai décidé d’écrire ce livre en lisant dans les journaux que les lois sur « le procès court » et l’ « empêchement légitime » seraient, dans l’ordre, les dix-neuvième et vingtième lois « ad personam » de la Deuxième République, où Silvio Berlusconi est naturellement la « personam » considérée.Jean-Marie Le Ray
Donc en attaquant le problème, ces derniers mois, j’ai vite découvert que la première de ces lois « ad personam » n’était jamais citée : il s’agit du « décret Biondi », promulgué en 1994. Voulez-vous parier – ai-je pensé – que les journaux en ont oublié quelques-unes au passage ?
C’est ainsi qu’en remontant dans le temps, j’ai découvert qu’au cours des seize dernières années, pas moins de 36 lois « ad personam » ont été approuvées en faveur de Berlusconi (entre celles qui ont été écrites spécialement pour lui et celles dont lui ou ses sociétés ont bénéficié). Plus 11 autres projets de loi qui ont avorté chemin faisant, soit parce qu’elles n’ont été approuvées que par l’une des deux branches du Parlement puis mises à l’écart pour diverses raisons, soit parce que les projets sont encore dans les tiroirs, prêts à être dégainés à la première occasion et menaçants comme une épée de Damoclès. Ajoutons-y 16 autres lois taillées sur mesure pour d’autres que Berlusconi lui-même : 5 d’entre elles ont bénéficié – dans certains cas de façon exclusive –, à Marcello Dell’Utri, 3 ont servi à tronquer la carrière de Gian Carlo Caselli pour l’empêcher de devenir Procureur National Antimafia (ces trois-là sont à la fois « contra personam » et « ad personam », puisqu’elles ont également servi à favoriser le candidat concurrent, Piero Grasso) ; 4 autres lois et mesures législatives diverses ont été adoptées pour sauver la mise au général Niccolò Pollari et aux espions co-accusés dans l’enlèvement d’Abou Omar et dans le fichage de masse réalisé par les services secrets militaires (SISMI), plus 2 supplémentaires pour empêcher le procès des responsables de la sécurité Telecom dans l’affaire des écoutes illégales, et enfin, une petite dernière – mais l’une des premières « ad personam » non destinée à Berlusconi – a été spécialement approuvée pour pouvoir ouvrir la révision du procès déjà clos d’Adriano Sofri, condamné pour le meurtre du Commissaire Calabresi.
N’oublions pas non plus les lois « ad mafiam » : 8 au total, soit une tous les deux ans si on ne considère que celles définitivement approuvées, sans compter les 5 autres qui ont été tentées jusqu’à présent, heureusement sans succès : toutes s’inspiraient du Papello de Toto Riina… Citons enfin les lois « ad personas » (une spécialité du centre-gauche), véritablement cousues main au profit de catégories entières de mandarins intouchables, soucieux de ne jamais payer les gages de leur illégalité : j’en ai dénombré pas moins de 18 approuvées, plus d’une par an, plus 7 autres restées au milieu du gué. Il est toutefois impossible de compter toutes les lois « ad castam » votées pour protéger les privilèges de la classe politique ; toutes les lois « ad aziendas » votées pour protéger le butin de chefs d’entreprises célèbres, toujours les mêmes, qui n’entreprennent plus depuis longtemps mais prennent uniquement ; et toutes les lois « contra justitiam », qui ont irrémédiablement cassé la justice et le droit en les réduisant à un état comateux pour la plus grande joie des justiciables-impunis excellents.
Car la maladie sénile et incurable générée par le conflit d’intérêt, c’est d’abord la privatisation de la Justice.
[Comme le dit si bien Michele Serra, cité en quatrième de couverture : il est dans la logique des choses qu’un milliardaire disposant de son avion privé, de ses médias privés, de son parti privé et de son cimetière privé prétende aussi une justice privée…]
Une privatisation qui est le fruit empoisonné du croisement des pires cultures impunitaires – totalement étrangères aux valeurs constitutionnelles et aux principes d’un État de droit libéral – qui dominent la politique et l’intelligentsia italo-italiennes : l’illégalitarisme berlusconien, le léghisme anarchisant, le catholicisme contre-réformateur et pleureur, le communisme togliattien décoloré à la teinture « réformiste » néo-craxienne, les groupuscules extrémisants, le tout mixé dans un éternel mélange de familiarisme amoral.
Résultat : un interminable pacte Molotov-Ribbentrop à la mode de chez nous, un long marché de putes, pardon, de dupes entre une prétendue gauche vidée de ses principes et une soi-disant droite pleine d’intérêts. Un coït monstrueux et sans fin entre un centre-droite illégalitaire et un centre-gauche renonciateur : entre un berlusconisme D.O.C. (l’original) et sa version light (l’opposition présumée). Car de fait, cette hyperproduction législative à la carte est totalement bipartite : l’essentiel de la législation plus honteuse est sans aucun doute imputable au centre-droite, mais ces messieurs-dames du centre-gauche n’ont pas non plus perdu leur temps, en votant les lois avec la droite lorsqu’ils étaient dans l’opposition, et en approuvant les autres avec les voix de droite lorsqu’ils étaient au gouvernement. Les petites mains du parlement et du gouvernement ne rechignent pas à la tâche, l’atelier maison est toujours ouvert, 24/7/365 (donc lorsque nous lisons, comme dans le Corriere della Sera, que le vice de la gauche italienne c’est son anti-berlusconisme féroce, permettez-nous de nous interroger !).
Ce livre explique donc le cheminement de plus de 100 lois – quels ont été les commanditaires, les mobiles, les exécutants matériels et le bilan des préjudices –, qui ont toutes un dénominateur commun : aucune n’a vu le jour dans l’intérêt des citoyens, mais uniquement dans l’intérêt d’un seul ou de quelqu’un contre tous les autres. Autant dire lorsque l’État se fait conflit d’intérêts, ou, pour le dire à la manière de Daniele Luttazzi, lorsque le conflit d’intérêts devient le « milieu ambiant ». Milieu qui devient alors la « Constitution matérielle » du pays, sans même qu’il soit besoin de modifier la Constitution en vigueur (façon de parler). C’est le berlusconisme qui s’infiltre comme une métastase dans les institutions républicaines, qui les corrompt en commençant par la tête. Le berlusconisme qui a modelé à son image et ressemblance une partie dominante du centre-gauche, incapable aujourd’hui d’échapper aux limitations mentales de la pensée unique, à l’ordre du jour unique et au langage unique du propriétaire de l’Italie. Une philosophie qui a immunisé un peu tout le monde, en nous rendant tous imperméables au mépris, au scandale et à la honte d’un usage privatisé de la sphère publique.
Par conséquent, aujourd’hui il est naturel de penser que si un comportement ne correspond pas à une loi, c’est la loi qui doit être changée et non pas le comportement.
Et si une loi ne correspond pas à la Constitution, c’est la Constitution qui est dans l’erreur, pas la loi.
Pendant ce temps, l’Italie s’apprête à célébrer le 150e anniversaire de l’État unitaire tout en oubliant qui en fut le pionnier, le comte Camillo Benso de Cavour : un homme d’État qui avouait dans une lettre à Urbano Rattazzi, l’embarras dans lequel il se trouvait pour avoir reçu comme présent une truite pêchée en eaux domaniales, soustraite par conséquent aux biens publics. Ou encore lorsque son ami, le banquier Rothschild, lui proposa une spéculation financière sur certains titres de la compagnie de chemins de fer : Cavour lui enjoignit brusquement de ne jamais plus lui proposer d’affaires semblables, caractérisées par un tel conflit d’intérêts. Oui, décidément, mieux vaut l’oublier cette espèce de comte fou.
« Faisons les réformes », dit un personnage d’Altan, caricaturiste de l’Espresso, dans sa vignette du 21 février 2010. Son interlocuteur lui répond, perplexe : « Encore ! Mais nous ne les avons pas déjà faites ? » Voici maintenant seize ans que nous entendons parler de « réformer la justice ». Or ceux qui en parlent ne précisent jamais de quelles réformes il s’agit, dans quel but. Pendant ce temps, dans un pays où plus personne ne tient le décompte des lois (d’aucuns avancent le chiffre de 100 000, d’autres 150 000, voire 300 000, contre les 10 000 de la France ou les 8 000 de l’Allemagne), une seule chose est certaine : aucun autre secteur de la vie civile n’a été « réformé » autant que la justice durant cette Deuxième République. Dans son essai intitulé Fine pena mai (Il Saggiatore, Milan 2007), Luigi Ferrarella calcule environ 150 lois ces dix dernières années en matière de justice. Donc en ajoutant trois ans de plus depuis la sortie du livre, nous devrions être proches de 200. Toutes ayant invariablement été qualifiées de « décisives » pour raccourcir les délais bibliques des procès, mais toutes ayant inévitablement obtenu l’effet contraire : celui d’allonger encore plus les délais bibliques de la Justice. Invraisemblable est la progression signalée par les Procureurs généraux de la Cour de Cassation lors de l’inauguration des années judiciaires à cheval entre la législature quinquennale pleine du gouvernement de l’Olivier (1996-2001) et celle de la Maison des libertés (2001-2006) : en 1999, le procès pénal durait 1457 jours en moyenne ; 1652 jours en 2000 et 1805 jours en 2003. Après quoi ils ont arrêté de les compter. Résultat : un double avantage pour les membres de la caste, ou, pour mieux dire, pour les mafieux de la caste, qui se sauve elle-même ainsi que les amis des amis (180 000 prescriptions par an, soit 465 par jour, y compris les jours fériés), tout en reversant la faute sur les juges « coupables » de cette Débâcle, qui est la seule véritable Grande Réforme de la Justice conçue et réalisée pendant ces seize années de cauchemar. De toute façon, ce sont les citoyens qui payent, puisque la taxe cachée générée par les longueurs de la justice pénale et civile vole à la collectivité 2,2 milliards d’euros par an, auxquels il y a lieu d’ajouter les coûts annuels de la corruption, que la Banque mondiale estime à 40 milliards €.
Que les législateurs le fassent exprès ou pas (la première option est la bonne) ne change rien. Dans les deux cas, une telle débâcle suffit pour les renvoyer en masse à leurs occupations. Puisque dans le premier cas ce sont des escrocs, et dans le second des incapables. Deux excellentes raisons pour s’en libérer et pour demander à leurs successeurs de s’abstenir pendant un certain temps de concevoir de nouvelles « réformes », et de se limiter à débloquer davantage de fonds pour améliorer quelque peu l’administration courante : probable qu’il n’en suffirait pas plus à la Justice, laissée enfin tranquille par ces soi-disant réformateurs d’on-ne-sait-quoi, pour reprendre seule vigueur et couleurs.
En 1994, Umberto Bossi déclarait : « Lorsque Berlusconi hurle, c’est bon signe : signe qu’il n’a pas encore mis les mains sur le coffre-fort. » Bossi avait tout compris. Aujourd’hui, en revanche, interdit de le laisser hurler : dès qu’il hausse le ton, un « garant » fictif comme le chef de l’État vient immédiatement à son secours, ou encore un opposant fictif (je n’ai pas suffisamment de place pour tous les énumérer) vient lui tapoter l’épaule en lui susurrant : laisse-nous faire, Silvio, maintenant c’est à notre tour. Et c’est ainsi que de chantage en chantage, de concession en concession, de compromis en compromis (mais toujours à la baisse), de magouille en magouille, meurent la Justice, le Droit et la Démocratie.
On parle toujours de donnant-donnant sans jamais voir la réciproque, mais plutôt un perpétuel « je donne et je prends », à sens unique. On dit toujours « c’est la dernière fois », mais en fait, c’est toujours l’avant-dernière. On évoque toujours « le moindre mal », mais comme l’observe Paolo Sylos Labini, rare exemplaire d’homme intransigeant dans ce pays de mollusques : « Le moindre mal n’existe pas, c’est simplement la porte ouverte vers un mal encore plus grand. » On change les mots pour changer l’histoire et la réalité. On parle de « réformes » pour ne pas dire « impunité ». On parle de « dialogue » pour ne pas dire « racket ». On parle de « pacification » pour ne pas dire « extorsion ».
Tacite me vient à l’esprit, s’exprimant à propos des horreurs de l’Empire romain : « Destructions, tueries, vols, voilà ce qu’ils appellent l’empire, dans la fausseté de leur langage. Et là où ils ont fait un désert, ils disent qu’ils ont fait la paix ! »
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