David Nalbandian s’en souvient-il ? Moi-même j’ai la mémoire qui déraille, mais il a été tiré par les cheveux qu’on devait le mettre au singulier, ce rail. Etait-ce en 2004 à Roland Garros ? ou en 2006 ? Etait-ce bien, au moins, contre David Nalbandian ? Je ne suis sûr de rien, parce que ce n’est qu’anecdote. L’essentiel : ce qui s’est passé ce jour-là. Tu avais perdu, Richie, quelle importance ? Une seconde avait suffit à révéler ta vraie nature… non pas un point… un coup, un seul et chacun pouvait voir très clair dans ton jeu. L’échange est mal embarqué, les amarres sont larguées, tu prends le large irrésistiblement et gagnes les bâches pendant que ton adversaire distribue les pieds dans le terrain, c’est d’ailleurs ce que tes meilleurs fans te reprochent inlassablement, d’être si loin de ta ligne de fond. On t’a perdu, on ne te voit plus, mais tu renvoies encore la balle, jusqu’à ce que David prenne le dessus, définitivement. C’est du moins ce qu’il semblait, ayant vu sortir le balle très loin côté revers alors que nous sommes toujours sans signe de vie de toi, Richie. Au mieux, tu sauras faire un pitoyable lob dont se régale déjà ton adversaire, à moins que tu ne te laisses tenter par un passing désespéré en forme de menace de mort pour l’arbitre de chaise, ou tout simplement es-tu déjà allé te placer pour le point suivant. Pas du tout ! Tu es sur la balle, tu la joues… et comment ! En effet, la balle revient, flottante – qu’est-ce que ? Elle retombe à moins d’un mètre du filet, et un effet rétro slicé la propulse dans le couloir après rebond : injouable. C’est le premier passing amorti de l’histoire du jeu. Le dernier aussi. Le seul. David n’en revient pas de ce coup de géant.
Evidemment, il est facile de « voir » le génie à l’œuvre. Ce n’est en comprendre que la moitié, donc rien. Ce que tu as fait là est parfaitement absurde. C’est même d’une stupidité ahurissante. Quitte à remettre la balle en jeu, la probabilité que l’adversaire rate une volée ou un smash facile est sans commune mesure avec celle de réussir un tel coup inédit et impossible. Ce que tu as tenté, c’était le pire choix possible. Là est le génie. Il ne suffit pas d’avoir un talent fou, il faut encore l’utiliser de manière complètement absurde. Voire kamikaze. Tous les génies sont kamikazes, ils sont kamikazes parce qu’ils sont géniaux, ils ne peuvent y échapper. L’autodestruction est le pendant de la création. Le sacrifice rend l’œuvre acceptable. L’échec est indispensable au génie, ce qui est appelé réussite étant toujours l’efficace, le rationnel, le raisonnable, le normal, le comptable, tout ce que le génie ne peut pas supporter.
C’est pour ce geste – je le sentais en toi depuis le premier match sur le circuit à Monte Carlo – que je t’admire toi, le génie kamikaze qui n’a rien des gladiateurs qui peuplent ce milieu du sport de haut-niveau, fer de lance de nos sociétés modernes industrialisées pitoyables. Aujourd’hui, ta Chute t’offre le 20h. Extraordinaire !
On a vendu Coluche comme une lessive, on t’a vendu comme un messie. Ils n’ont pas compris que la bonne nouvelle que tu apportais était celle de leur mort. Alors, évidemment, tu les as déçus, les bougres et ils ont fait de toi leur tête-de-turc. Tout est allé de travers. Ah ! bien sûr, tu étais le « jeune prodige », le « petit Mozart », et l’inconscience t’a permis de produire, si j’ose dire, le tennis-champagne pour battre Federer. Mais les blessures… mais les défaites… mais la réalité du sport de haut-niveau. Bon, OK, tu peux battre deux ou trois frenchies et sortir un bon match contre Roddick à Wimbledon (un bon match ? ahurissant, oui !), mais rien n’y fera, tu seras toujours décevant. Le plus ahurissant, c’est que ce sont tes fans que tu déçois le plus. Moi-même, j’ai été souvent déçu par toi. Quelle leçon tu me donnes ! Merci !
Je plaide coupable, mais sans doute me reconnaitras-tu des circonstances atténuantes. Ah ! Le plus beau revers qui soit, c’est bien le tiens. M’enfin ! C’est toi qui « joues comme un super héros » ! Et dire que pour chanter ainsi ta gloire, il a fallu qu’il te batte le Nando… Et ce match héroïque contre Hewitt ? Quelle belle défaite, encore ! Et contre Murray, quelle démonstration pendant trois sets (moins un jeu) ! Personne ne sait perdre comme toi. C’est un compliment venant de moi, je dois le préciser. Je ne parle que de défaites parce qu’il serait un peu facile d’avancer les victoires pour te prouver que tu m’as fait rêver. Non ! Même (surtout ?) tes défaites sont glorieuses.
Certes, des défaites piteuses il y en eut, mais tu arrivais toujours à te retourner. La mousse sur le terrain, les ramasseurs de balle, les deux gugusses qui tapent contre la vitre d’un court couvert anglais et néanmoins improbable, pourquoi pas le nombre de hérissons morts croisés sur la route ou la politique étrangère de la Moldavie… tout était bon pour servir de faux-fuyant. Comme tu as raison de fuir ! Il faut être humain, trop humain pour se vautrer dans ce monde compétitif jusqu’à plus-soif. Tu es surhumain, toi. Ta place n’est pas dans l’arène, mais dans la Montagne.
Et pourtant, tu as tant essayé d’y entrer dans l’arène ! Tu as par exemple deblickerisé ton jeu. Chez tes fans, c’est la division entre ceux qui saluent cette recherche de stabilité et ceux qui regrettent le jeu moins stéréotypé d’antan. Mon avis : tu as ce qu’il fallait faire pour réussir dans ce milieu, mais tu es trop fort pour réussir. Aller contre-nature, ça se paye. Je crains que tu ne l’aies payé physiquement et moralement. Tu n’as plus exprimé que ton besoin de prendre des distances après le Masters 2007. Que c’était triste ! Tu manquais d’air, au contraire des commentateurs qui ne manquaient pas non plus d’occasions pour t’enfoncer. Quelques SMS et ton compte fut bon. Tu n’allais pas te laisser abattre pour si peu. Après la crise, une nouvelle bonne décision : changer d’entraîneur et choisir Guillaume Peyre (quel hasard ‽). La fin de saison ne fut peut-être pas à la hauteur des attentes, mais tu étais reparti du bon pied. Nous attendions tous 2009 avec impatience. En 2009, le niveau de jeu était là, mais le corps a parlé. Le corps est souvent obligé de hurler ce que l’esprit veut censurer. La maladie est à prendre comme une bénédiction.
Et voilà l’invraisemblable dépêche ce samedi 9 mai. Gasquet positif à la cocaïne. Non ! Stupéfiant. Cette fois-ci, tu as tout le monde contre toi. On a même trouvé un sacré Monsieur Propre en la personne d’Henri Leconte. Les chantres des « valeurs du sport » (sic), les moralisateurs du dimanche – en fait ce sont les mêmes et je peux arrêter l’énumération, ils constituent l’écrasante majorité de la population. Le lynchage médiatique que tu as connu jusque-là fera désormais figure de mauvaise blague, tu changes de catégorie. Et moi, je persiste dans mon admiration, plus que jamais.
Car, il faut le dire, les circonstances de cette Chute sont gasquetiennes à fond. Tu es blessé, tu déclares forfait, tu sors en compagnie de je ne sais quel frenchanteur à la mode, et le lendemain tu es contrôlé… positif. Evidemment, à l’ATP, on va considérer ce contrôle comme « en compétition » puisque le tournoi avait débuté. Ce n’était que toi qui étais hors jeu, et pour un mois. La cocaïne n’avait aucune chance d’améliorer quelque performance que ce soit. Reste la question : la prise est-elle volontaire ou non ? Involontaire, outre que cela réduirait ta suspension si tu pouvais apporter des éléments l’indiquant, l’affaire serait encore plus extraordinaire. On ne serait même plus dans la classique autodestruction. Ce serait un cas de non-assistance à autodestruction en danger. Encore de l’inédit. Quel autre signe faudrait-il pour montrer que non, tu ne seras jamais le winner tant rêvé ? Il y aura toujours des obstacles. Le public ne te comprendra jamais. Ah ! je t’imagine abattu comme jamais. Et pourtant quelle preuve de ta grandeur ! S’il faut de tels obstacles pour t’abattre, c’est bien que tu n’es pas le premier venu. Le bâton est monstrueux parce que la roue est géante.
Je ne sais pas comment tu vas relever le défi auquel tu dois te mesurer désormais. Je sais que tu le relèveras. Prends cette lettre ouverte comme un immense MERCI pour l’ensemble de ton œuvre tennistique et humaine, et un non moins immense BON COURAGE pour la suite, évidemment. Sinon, à quoi servirait qu’un ahuri ait bâti une philosophie sur l’idée suivante : tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort ?