Harcèlement est un gros mot, c’est pas bien et « puni par la loi ». Sexuel, moral, physique, harceler quelqu’un c’est être sans cesse sur son dos, lui reprocher de ne pas faire assez bien, assez vite, comme il faut. C’est le présent perpétuel au travail ou dans le sexe, une obsession. C’est tourmenter par la répétition.
Mais avez-vous remarqué que si vous ne demandez pas aujourd’hui, vous n’avez jamais rien ? Si vous n’écrivez pas, ne relancez pas, ne faites pas le siège au téléphone, ni l’Administration, ni l’éventuel employeur, ne daigneront examiner votre « dossier ». La drague fonctionne-t-elle autrement ?
Pôle Emploi a l’habitude de vous demander des documents justificatifs des revenus pour décembre. Mais il a surtout la fâcheuse habitude, depuis deux ans maintenant, de faire semblant de vous « oublier » pour passer le 31. Cela n’arrive jamais en mai, lorsqu’on vous demande vos justificatifs sur la mi-année. Là, on vous répond « normalement » dans les 15 jours. Pas en décembre - et il ne faut pas être sorti des Hautes Etudes pour comprendre que ce n’est pas le nombre de dossiers ni le stress des fonctionnaires qui est en cause, mais bel et bien la statistique annuelle du chômage : celle qui va figurer dans les Eurostats… On vous régularisera donc – mais sur réclamation ! Et un à deux mois plus tard pour lisser les à-coups (fin janvier en 2009, fin février en 2010 !). Il vous faut tanner les administratifs, étrangement anonymes. Aucun nom, pas même un prénom sur les lettres-circulaires, seulement un titre et un cachet du style officiel « goûté et approuvé ». Comme ça, si vous envoyez un recommandé, aucune personne ne sera responsable. J’avais cru pourtant, il y a une quinzaine d’année, que Chirac-Juppé avaient réglé la question, il n’en est rien : comme trop souvent avec Chirac ça fait pschitt !
Evidemment, l’administration s’en fout des chômeurs. Qu’ile ne touchent leur indemnité qu’avec trois mois de retard, pas son problème ! Ce qui compte est son petit compte, la Statistique qui va les faire mousser. Comme ils seront beaux et bien vus, caréssés, pour avoir limité ou fait baisser le nombre de chômeurs (comme en décembre dernier, annonce de Nicolas Sarkozy)… Les conséquences ? RAF, pas mon problème, anonymat fonctionnaire.
Pour les employeurs, même chose. Neuf sur dix ne daignent même pas répondre, alors même qu’ils ont sollicité Pôle Emploi ou passé volontairement une annonce pour avoir des candidats. Le restant attend six mois pour vous faire parvenir une lettre minimaliste (pour ne pas donner prise au harcèlement de la Halde qui peut les accuser de discrimination). Lorsque c’est par le réseau que vous leur écrivez, il vous faut impérativement mettre un revoir à deux semaines, puis téléphoner et retéléphoner. On vous dira « j’ai pas eu le temps de voir, rappelez la semaine prochaine ». Vous rappelez : « Ah, oui, mais je suis débordé. » Justement, c’est pour offrir vos services pour ne plus être débordé que vous postulez ! Harcelez, titillez, faites-les chier : il n’y a pas d’autre moyen dans cette société d’aujourd’hui pour avoir une réponse. Ce n’était pas le cas avant.
L’explication ? Pour les administrations, il y a certes le je-m’en-foutisme, la grève du zèle, l’inertie de ceux qui sont de toute façon payés en fin de mois. Mais ne généralisons pas, j’ai rencontré nombre de fonctionnaires soucieux de rendre le bon service. Les entreprises voient surtout la tâche qui les attend avec les gens qu’ils ont, pas la suite, encore moins l’avenir avec des embauchés. Tous sont pris dans les travers d’époque : depuis que tout est en ligne tout est présent, tout est urgent. Cela date d’une dizaine d’années avec l’irruption brutale du mobile, de l’Internet, des courriels et, plus récemment, du twitter sur iPhone. Chacun est joignable tout le temps ; aucun ne peut résister à l’envie compulsive de consulter ses messages à chaque instant. Nous sommes passés au règne de l’immédiat. Ce qui n’est pas devant le pif n’existe pas. Les politiques sont obsédés par le temps réel, les producteurs par le juste à temps, le client par le tout, tout de suite. Les médias se jettent sur le scoop et le vif comme des mouches à merde sur la susdite. Les blogueurs font de la réaction l’essence même de leurs commentaires.
Personne n’a de mémoire (sauf par « devoir », pour revendiquer des droits maintenant), de toute façon tout sur tout est sur le worldnet. No memory but abstract, l’anglais globish dit bien ce qu’il veut dire : pas de passé d’où tirer expérience mais une liste utilisable en pratique maintenant. Le mémo remplace la mémoire. Neither past, nor future : dictature du présent.
• D’où précaution par principe : faire c’est prendre un risque ; si l’opinion est contre, surtout ne pas aller contre mais tout contre, en doudou pour assurer dodo aux dondons.
• D’où répugnance à agir, choix plutôt de se laisser faire, on n’a pas le temps d’y penser – procrastination, le nouveau mot à la mode.
• D’où obésité par dérive : la satisfaction doit être immédiate, centrée sur ce qui fait plaisir ; on ne pense jamais aux conséquences et tant pis pour la santé ou la sécurité sociale (c’est pas moi qui paye). Pire : je suis débordé ? stressé ? Parfois je me suicide, souvent j’adore ça. Être constamment sollicité vous rend important, indispensable, bouffi de pouvoir… L’obésité physique est une satisfaction de grenouille : se faire aussi grosse que le bœuf, quel pied !
• D’où relations surtout virtuelles, superficielles. Les copains et copines ? Vite mobile, fesse-bouc ou gazouilleur, surtout pas chez moi ! Pas le temps, pas l’envie, pas prévu.
• D’où les ados d’aujourd’hui, ces éponges de l’époque. Ils répondent rarement aux messages vocaux - seulement aux SMS, qui impliquent moins. Avez-vous remarqué combien ils ne savent jamais ce qu’ils vont faire tout à l’heure, s’ils vont venir vous voir dans un quart d’heure ou quinze jours ? Ce pourquoi les horaires imposés des lycées les gonflent et « ce qu’ils feront quand ils seront grands » reste dans une nébuleuse soigneusement entretenue.
• D’où majorité d’échec scolaire, puis d’orientation ou de premier emploi. No future parce que pas pensé, pas prévu, pas bien vu.
L’avenir est une menace, le monde un champ de foire, le travail un ring. Alors les clients sont des emmerdeurs, les assujettis des chieurs, les solliciteurs d’emploi une engeance. Car tout ce petit monde harcèle, harcèle, et ce d’autant plus qu’ils n’ont pas de réponse. Et ils n’en ont pas parce que la technique impose la mobilisation totale de chacun en tout temps et tous lieux.
Peut-être serait-il temps d’apprivoiser la technique ? Nous sommes à une époque de harcèlement. Evidemment, on fait des lois contre ça, bien démago, bien doudou victimaires. Et ça va changer quoi puisque seul le présent immédiat compte ? Si vous ne harcelez pas, nul ne vous connaît, nul ne vous reconnaît, vous n’êtes pas présent. Voulez-vous la reconnaissance d’un droit, un poste, une réponse ? Harcelez, mes amis, harcelez sans cesse ! Ce n’est qu’en faisant chier le monde que vous existerez.
Triste topique, aurait dit l’autre.