Paru il y a moins de 18 mois, Désirée, le premier roman de Marie Frering, avait beaucoup plu à ses trop rares lecteurs. Un critique l'avait comparé à une aquarelle, ce qui explique sans doute que, malgré la très grande qualité d'écriture, le livre ne m'avait pas parlé : les aquarelles, c'est parfois très joli mais en général ça ne m'émeut pas – surtout 150 ans après Turner. Je m'en voudrais d'en dire autant de L'ombre des montagnes car ce serait mentir (et quel pêché plus capital que de mentir au sujet d'un livre qui est tout sauf un mensonge ?). De 1994 à 1997, Marie Frering a travaillé dans le secteur humanitaire à Sarajevo, où elle aura connu la fin du siège et le début de la reconstruction. L'ombre des montagnes ne raconte pas tant son expérience qu'elle en retire des instantanés, des flashes, des moments, des phrases et des sensations. Il ne s'agit pas d'entamer un récit exhaustif ou même factuellement juste (ou aussi juste que possible) du siège le plus long de l'histoire militaire moderne, de l'assassinat de plusieurs milliers de personnes, d'une ville où seuls 3% des bâtiments n'auraient connus aucun dommages. En ce sens, on pourrait trouver ironique que la dernière partie de ce livre d'à peine plus de 110 pages s'ouvre sur une phrase de William T. Vollmann, auteur dont on sait parfaitement bien qu'il est incapable de résister à essayer de tout dire. Mais si formellement Frering et Vollmann ne sauraient être plus différents, une chose les rassemble : une empathie formidable. L'ombre des montagnes n'est que ça : des moments d'empathie. Et c'est, évidemment, très fort, d'autant plus qu'il ne s'agit pas que de causer des moments les plus communs ou des évènements les plus graphiques d'une guerre mais bien de s'arrêter sur les détails, les anecdotes, sur ce qui ne fait pas l'histoire militaire, sur ce qui fait, en fait, l'histoire humaine, remplie comme elle est de gestes absurdes ou inutiles ou inconscients. Un homme ou une femme ayant connu la guerre est sans doute plus susceptible de vous parler du froid que de l'être humain pulvérisé à deux cents mètres. Frering aussi, en large mesure. On appellerait ça pudeur, on aurait peut-être raison. On ne lit pas L'ombre des montagnes pour le sang. On pense à la première épigraphe (guerre… foule de détails et seulement deux évènements) qui annonce ce qu'on aura. Prenons cette femme qui, dans une ville sans électricité, continue à espérer que les bières de son frigo soient fraiches (« Difficile de changer les habitudes. Elle continue à enfoncer les boutons des interrupteurs, et à chercher les bières au frigo. »). Voilà ce qu'on a. On aura tous un jour actionné un interrupteur dont on sait qu'il ne fonctionne plus, mais que voulez-vous…. Les habitudes… Dans L'ombre des montagnes, c'est là qu'intervient le blanc qui sépare de la scène suivante. Ce blanc, ce moment d'arrêt, n'est qu'un stop à la lecture qui permet de se lancer dans une autre opération, essentielle : se rappeler où nous sommes, ce rappeler que nous sommes à Sarajevo. Ce blanc, cette guerre, donne une toute autre lumière à ce qui n'aurait pu être qu'une anecdote. Pour apprécier L'ombre des montagnes à sa juste valeur, il faut donc résister à la tentation de le dévorer : la qualité de l'écriture risque de vous donner envie de bouffer des pages, mais il faut s'arrêter et laisser tout doucement se fixer en vous les implications exactes de ce que l'on vient de lire. L'ombre des montagnes, c'est le non-dit de l'écrit.