Librairie Le Port de Tête : Une certaine attitude - L’interview d’Erick Blackburn
Tu as fait une maîtrise en littérature. Je sais que tu as eu à choisir entre une carrière d’écrivain et une carrière de libraire et tu as choisi la librairie ? Pourquoi ? Comment ça s’est fait ?
Érick Blackburn : Je n’ai pas fait de maîtrise en littérature (en création littéraire, en fait), puisque je ne l’ai pas terminée. J’aurais beaucoup aimé écrire, mais je n’ai jamais eu l’intention de faire une carrière d’écrivain. J’ai essayé d’écrire un roman, je trouvais ça nul, je l’ai jeté, c’est tout, puis j’ai fait autre chose. La librairie répondait à mon amour des livres ainsi qu’à mon goût du commerce, alors ça c’est enchaîné facilement…
Quelles sont les caractéristiques que tu mettrais en avant pour spécifier Le Port de Tête ? As-tu créé la librairie avec tes associés parce que tu considérais qu’il y avait un manque à Montréal ?
Je suppose que Le Port de tête est né d’un certain ennui, tout simplement : celui que nous éprouvions à travailler avec des livres qui ne nous intéressaient pas. Par manque d’intérêt nous n’étions pas en mesure d’apprécier la compagnie des livres de spiritualité, d’ésotérisme ou de psychologie populaire, ni celle des best-sellers et autres machines à profit. Le Port de tête n’ouvre donc pas ses tablettes à ces ouvrages, qui sont de toute façon très bien représentés par une myriade de librairies, de dépanneurs, de pharmacies, de supermarchés, de stations de métro, etc. Nous voulions proposer des livres plus originaux, présenter de petits éditeurs méconnus, passer beaucoup de temps à parler des livres que nous aimons, nous établir dans une certaine communauté d’esprit, travailler avec des gens qui partagent notre rythme, notre esthétique, nos valeurs. Bref, être chez soi, c’est essentiellement ça qui nous a motivé.
Quelles sont pour toi les qualités non négociables d’un libraire ? Et ses défauts ?
Outre la culture générale, bien sûr, et l’ouverture et l’amour du prochain et toutes ces choses belles et bonnes, un bon libraire ne fait pas de compromis sur la qualité des titres qu’il veut en stock. Il doit donc employer une grande partie de son temps à discuter, à écouter les suggestions des clients, à fouiller, gratter, scruter, découvrir. Dans plusieurs librairies, le problème, non pas des libraires, mais surtout des employeurs, consiste à croire qu’un libraire qui discute avec un client est payé à ne rien faire… moi j’ai presque tout appris en librairie, en discutant…
Quels sont les critères selon lesquels vous choisissez les livres d’occasion et les nouveautés ?
Nous choisissons les livres en fonction de nos connaissances. Paradoxalement, et sans vouloir nous vanter, plus elles sont étendues et plus la sélection est restreinte. À nos yeux, ceux qui veulent tout avoir ne savent pas ce qu’ils veulent. C’est pourquoi, lorsque j’entre dans certaines librairies, essentiellement de grandes surfaces, je me sens comme dans un brouillard. Il n’y a pas de ligne éditoriale, pour ainsi dire. Ça ne fait que sentir la grosse business. Quant un patron n’est jamais sur le plancher et qu’il oblige ses libraires à travailler comme il l’entend, je le ressens, et en général ce n’est pas invitant… Au Port de tête les libraires s’expriment autant qu’ils le veulent et participent activement à la constitution du fonds, ils SONT la librairie au même titre que les propriétaires, il y a donc une forme nette et une ligne claire…
Qu’est-ce qui pour toi fait la singularité de la littérature québécoise ? Comment dirais-tu qu’elle a évolué dans les 20, et 10, dernières années ? Quelle est l’évolution que tu lui souhaites encore ?
Je dois malheureusement dire que je ne suis pas un grand lecteur de littérature québécoise contemporaine. L’essentiel de mes lectures se situe dans le corpus des années 50 à 80, avec quelques percées dans la production actuelle. Mes constats sont très généraux, à savoir que la littérature québécoise s’inscrit aujourd’hui dans une mouvance plus occidentale et les thèmes qu’elle développe rejoignent des questionnements plus universels. Elle est plus mature, plus avant-gardiste et moins en phase avec la littérature française. Elle s’enrichit aussi de nombreuses voix, souvent d’origines différentes, et gratte autrement le bobo de la langue et de la question identitaire, ce qui apporte beaucoup de fraîcheur.
Je ne lui souhaite que deux choses : un foisonnement digne des littératures décloisonnées, et des éditeurs téméraires qui ne craignent pas de s’aventurer dans les marges. Heureusement, il y en a de plus en plus…
Toi, que lis-tu ? Donne ton top 5 de tes auteurs favoris tous temps, pays, langue et âge confondus ?
Je suis un grand admirateur du travail de Homère, Dostoïevski, de Gombrowicz, de Torrente Ballester, de Sabato et de Dürrenmatt. Mais ce que j’affectionne par-dessus tout, je le découvre aujourd’hui, ce sont des livres comme «Dans le nu de la vie», de Jean Hatzfeld, ou encore «Les Disparus», de Daniel Mendelsohn, ou bien «Jan Karski», de Yannick Haennel, que je viens tout juste de terminer. Des livres qui montrent l’étendue de la complexité de l’homme, ou bien celle de sa monstruosité…
Je sais que tu viens d’avoir un petit garçon. Aimerais-tu qu’il lise ? Que feras-tu pour stimuler sa curiosité pour la littérature ?
S’il développe une aversion pour la lecture ou s’il n’aime simplement pas lire, j’aurai quelques interrogations!
Par ailleurs, c’est peut-être naïf et j’aviserai avec la pratique, mais je crois que de vivre parmi les livres et de partager son goût pour la lecture avec l’enfant devrait suffire à donner l’impulsion initiale nécessaire. Chez nous, presque aucun livre n’est sacré, le petit prend celui qu’il veut.
Et chaque dodo est précédé d’une histoire…
Quel est ton top 5 dans les livres à paraître en 2010 dans les prochains mois ?
Euh… Le Port de tête ne s’intéresse pas tous azimuts à l’actualité littéraire même si nous lisons Le Monde, Le Devoir et quelques excellentes revues comme Le Matricule des anges, OVNI et Le Bathyscaphe. Ce qui nous intéresse, c’est la littérature dans son ensemble. Le Port de tête est une librairie de fonds, neuf ou d’occasion, c’est sa particularité la plus importante. Nous recevons les offices d’éditeurs, certains de manière systématique, mais ce n’est pas le cas pour la plupart, loin s’en faut.
Il m’est donc absolument impossible de répondre à cette question pourtant toute simple !
Oui, c’est original… La prochaine fois peut-être, quand le représentant sera passé…
Librairie Le port de tête 262, Avenue du Mont-Royal Est Montréal (Québec) H2T 1P5 - Canada Téléphone : 514-678-9566 http://leportdetete.blogspot.com/ Par Aline Apostolka - Correspondante du BSC NEWS MAGAZINE à Montréal