S'il avait vécu, Emmanuel Berl aurait eu 106 ans (il était né en 1892). Un âge canonique mais possible si l'on songe à celui de certains poilus encore en vie (112 ans pour l'un, il y a peu encore !). Alors que nous venons de relire
Méditation sur un amour défunt, nous ne nous interrogerons pas sur ce qu'il aurait pensé des élections régionales. Peut-être se serait-il dit avec beaucoup que la démocratie est décidément bien malade. A moins qu'il n'eût esquissé ce sourire qui lui était familier. Non que la politique ne l'intéressait pas, d'ailleurs : il s'intéressait à tout. Ses pamphlets l'attestent, assez représentatifs d'un esprit fiévreux, toujours sur la brèche. N'oublions pas non plus ses grandes oeuvres
(Histoire de l'Europe, La France irréelle). Cet ami de
Proust, de
Drieu, de
Malraux, apparenté à
Bergson, serait un jour de ceux qui ne s'en laisseraient plus accroire comme nombre de Français d'aujourd'hui. Preuve que Berl est moderne. Au fond, ce Juif qui répugnait à se rendre à la synagogue, tout en refusant de se convertir, appartenait à la famille de
Voltaire. Moderne ? Sceptique, en tout cas. On peut dire ce qu'on veut, l'accuser de bien des maux : munichois convaincu, ce rescapé du carnage de 14 s'était rangé sous la bannière des "tout-sauf-la-guerre" ; maréchaliste dans la suite, il avait rédigé certains discours de
Pétain ; homme de gauche, il avait coulé une existence de dandy, d'hédoniste millionnaire goûtant à tous les divertissements. Il n'empêche, lui qui, dans sa jeunesse, avait glosé sur le piétisme de
Fénelon, saurait se regarder comme bien peu, sans jactance, ne reniant jamais des erreurs que n'inspirait après tout que la volonté de bien faire. Il y avait aussi du
Gide, chez Emmanuel Berl, un côté "bourgeois défroqué". Une grande pratique de ses contemporains, y compris les meilleurs d'entre eux, le conduirait même peu à peu à un sage retrait, un tant soit peu désabusé, que le maître de Ferney n'aurait décidément pas désavoué. Sur le tard, établi au Palais-Royal, voisinant avec
Cocteau et
Colette, il aima et épousa la chanteuse
Mireille. Pour autant il ne refusa jamais de s'ouvrir de sa première vie à ceux qui ne l'oubliaient pas :
Patrick Modiano et
Jean d'Ormesson furent ses derniers confidents. C'est qu'il aimait la conversation, un art français. Et puis il avait une mémoire prodigieuse : on raconte que
Clemenceau s'en amusait gentiment. Enfin il écrivit quelques récits étincelants :
Rachel et autres grâces, Regain en pays d'Auge, Présence des morts, Sylvia... et cette
Méditation sur un amour défunt qui tient en 165 pages (Grasset - Les Cahiers Rouges) où se déploient des qualités de styliste que nous avions déjà admirées naguère, mais aussi d'analyste du coeur humain qui font regretter qu'elles n'aient pas servi la littérature plus qu'une caravane de causes éphémères qui l'avaient finalement, de son propre aveu, rendu aussi seul qu'une monade. Au détriment de sa vraie vocation, celle d'un bel héritier de
Fromentin voire de
Constant.