Will, de Jody Pou (lecture de Stéphane Bouquet)

Par Florence Trocmé

 

 

Tessons pour Jody Pou
    

 Quand j’imagine Jody Pou écrire, je la vois bizarrement toujours au même endroit. Bibliothèque Forney, consacrée aux métiers d’art et à leurs techniques, bibliothèque très calme et poussiéreuse, sunlit comme elle dit quelque part / doucement soleilleuse. Ce n’est pas comme si je n’avais pas vue Jody Pou ailleurs, souvent. A Londres, Rome ou New York, dans des parcs, des rues, des musées, au bord des fleuves, mais ce n’est pas là qu’elle se tient, imaginairement, Jody Pou qui écrit. Donc : bibliothèque Forney so that light could can convey precious thoughts comme elle dit / ainsi la lumière pouvait pourrait peut transporter des pensées précieuses. Jody Pou est là mais on ne la voit pas. Elle est entourée de hautes piles de livres consacrés à des choses ultra-techniques et (dans mon univers) totalement incongrues, du genre la résistance des métaux, ou les procédés de fabrication des couleurs, ou l’invention des casses d’imprimerie, ou les savoirs de la médecine médiévale. Elle lit mais alors très sérieusement ce genre de choses. Elle disparaît absolument derrière les livres. On entend un cliquetis comme les touches du Mac qui prendraient des notes. Et aussi qu’elle pense, ou qu’elle écrit, mais cela ne nous parvient pas directement : ce qu’elle pense / écrit doit traverser la muraille de livres qui l’entoure. Et lorsque cela, ses pensées précieuses, nous arrive, c’est par le tamis déformant des épaisseurs de papier, c’est sa pensée à elle mais totalement traduite. Lorsque j’imagine Jody Pou écrire, je pense à un visage qui se transforme.
    
Les livres qui la traduisent, parfois je les connais – John Keats, Anaïs Nin – mais le plus souvent, non. Ils viennent d’autres univers, ils sont totalement anti-lyriques et pro-techniques. Si elle parlait non-traduite, directement, j’imagine que ce serait d’un lyrisme fou, incandescent comme on dit, mais l’opération de traduction protège, la protège.
    
Comme Will possède cent voix – celle de Newton, de Pontormo, de Chevreul, de Van Gogh, des traités médicaux du Moyen âge, des gentes femmes et gentilshommes des Lumières, etc. – il n’a pas non plus de centre fixe, d’idée unique, de sens défini. Il est en morceaux. Souvent, j’ai vu Jody Pou se baisser pour ramasser des tessons bleus ou verts et les montrer à la ronde en disant : ça c’est quelque chose. La solution de ce geste est dans le livre. Tout n’est que reflets de reflets, échos d’échos, miroitements, bouts cassés, « three parts this and one that ,» les phrases elles-mêmes déstructurées. Ce monde en pièces est l’enjeu du conflit Newton / Keats que Will met allusivement en scène : l’un a fragmenté scientifiquement les couleurs, brisé l’unité, l’autre voudrait croire encore à l’existence d’un seul arc-en-ciel. Il écrit un poème pour le dire. Mais l’arc-en-ciel, dieu sait, est un vieux rêve.
    
Pour ma part, je lirai volontiers Will comme un immense texte d’amour, où tout est éclaté / déformé / colorisé pour que ça ne se voit pas trop, presque pas, pas du tout. Oui, comme un poème secret d’amour / pas un poème d’amour secret, non un poème secret, un poème qui cache son sens. La voix amoureuse s’efface (voudrait s’effacer) dans un kaléidoscope de mots, de répétitions, de luminescences et de technicités, mais parfois, malgré tout, c’est irrépressible, ça resurgit : à un moment du livre, Jody Pou se moque des moah et des toah de la lyrique amoureuse, mais plus tard, pourtant, le je et le tu se redisent si bien, entre dix énonciations de couleur : « tu peux mesurer ma consistance, tu peux me nommer, tu. »
    
C’est possible, dit une voix intérieure, c’est possible, c’est pas sûr, c’est peut-être seulement toi. Lyrique désireuse, c’est peut-être juste le nom de ton propre vieux rêve.
    
Une chose pourtant dont je suis sûr : « pour me savoir » sont les derniers mots de la première partie de Will, et « entendez moi » les derniers de la seconde partie. Du coup, on peut bien dire que le souci de soi, de la construction d’un sujet soi traverse tout le livre. Les signes en sont nombreux. Par exemple, la liste des photos que prit Nadar, de qui et à quelle date, et qui vient en série au début de Will et qui révèle sûrement quelque chose sur le désir de portrait ou d’autoportrait du livre. Félix Nadar photographia Edouard Manet en ou autour de 1863, et Emile Littré en ou autour de 1860. Jody Pou photographie à son tour : ainsi les deux principales figures d’écrivains du livre : Anaïs Nin et John Keats : elle, ultra-narcissique, capable de garder ses « 100+ diaries » intimes, dans un coffre-fort tellement ils lui semblaient importants ; lui, dont le nom fut écrit sur de l’eau. L’éventail maximal entre un sujet concentré névrotiquement sur lui-même et un autre, pas forcément moins névrotique, qui se disperse n’importe comment. Will fait varier le curseur de l’un à l’autre. De l’un à l’autre, Jody Pou y cherche son visage.
    
Donc, je reprends. Lire Will c’est vraiment être bibliothèque Forney : Il paraît que l’urine des vaches nourries aux feuilles de mangue et ensuite séchée donne un jaune indien, subtil et raffiné. Il paraît que l’encre noire peut provenir de l’œuf d’un insecte. Il paraît que « chauffer encore une heure à 106-108°, 200g de thioamide sèche » etc. Ou bien que « two ounces of human skull moss taken from dead » sont un remède efficace. La concoction est une des figures dominantes du livre. Sa propre alchimie du verbe, et donc du soi. Evidemment, littérairement parlant, l’alchimie en passe beaucoup dans Will par la circulation incessante entre l’anglais et le français, par ces sauts continuels d’une langue à l’autre, mais ce n’est qu’un de ses aspects. L’étymologie aussi est requise dans le vaste laboratoire de la transformation. Ou ces fragments de vers retrouvés par hasard, qu’on n’est pas sûr de comprendre, qu’il faut pourtant traduire et qu’on peut du coup parfois lire comme ci ou ça, ou même ne pas comprendre. La lectrice est incessamment convoquée à ses élucidations, à ses démêlages du sens, souvent elle doit les effectuer elle-même.
    
(En anglais académique, autrement dit en américain des universités, on a décidé qu’il n’y avait pas de raison que la lectrice n’englobe pas le lecteur, ça me semble une revendication justifiée, et je ne crois pas que le féminisme patent de Will trouverait à y redire : « the shes are left to mistake God » / les elles sont laissées là pour tromper dieu. The shes : en changeant de visage, de nom, de langue, Jody Pou change d’assignation. Elle n’est jamais le she qu’on croit.)
    
Même la lectrice parfaitement bilingue peut être amenée à douter de la justesse de ses choix. Dans une phrase simple comme : Where women are anxious and resonating and pianos sont noirs brillant, dans une telle phrase, où commence le français et où finit l’anglais, et si la lectrice devait lire cela à voix haute, le mot pianos dans quel intervalle entre les deux langues choisirait-elle de le prononcer ? L’intervalle, bien sûr, je suppose que c’est le lieu de l’entité Jody Pou. Là même où Nadar n’a pu prendre de photo.
    
L’intervalle : « Secret seen : from L. secretus  “set apart, withdrawn, hidden”. »
    
Peut-on supposer aussi que Jody Pou, américaine, publie ce livre en France pour rester au secret, dans l’intervalle ? Peut-on supposer que Jody Pou, américaine, cite Anaïs Nin, écrivain de langue anglaise, mais la cite en français pour pouvoir écrire tranquillement, hidden, à l’abri : « Une femme (comme moi, Anaïs Nin) ne devrait se nourrir que de sperme. » Oui, je le suppose aussi. Mais on aura compris que, supposant cela, je m’avoue plutôt moi qu’elle. Elle : reste toujours infiniment plus cachée, plus indécidable.
    
Le sperme qui est blanc et la peste qui est noire sont les deux premières couleurs de ce livre qui n’arrêtera plus, ensuite, de versicolorer. La peste noire, certains médecins de l’époque le croyaient, n’était pas sans lien avec une surchauffe de sperme féminin inemployé : trop de blanc coagulait, putréfiait et donnait du noir, selon la logique « concoctive » qu’affectionne Will. Jody Pou ne croit sans doute pas que cette explication soit vraie mais un peu quand même. Après tout, si Will raconte (en creux) quelque chose, c’est sans doute une tentative de sortir de « l’économie du désir » pour retrouver la « paix. » Car, autrement, le désir est partout, et le sperme envahissant, mortel. Sortir du désir, c’est l’injonction suprême que lui fait un « il » étrange dans le livre, une sorte de « il »-dieu : « Tu devrais être un peu plus hégélienne. » dit-« il.» C’est un conseil d’ami peut-être, c’est une histoire d’homme et de femme encore. La vieille histoire, le constant combat.
    
J’imagine Jody Pou se demander comment être un peu plus hégélienne. La solution est de s’adonner à un livre, pas signé Hegel en fait mais du vieux chimiste chenu Chevreul. Chevreul « declared desire as the motive of the chromatic harmony, oui [notez le oui de jouissance, le oui encore une fois dans l’autre langue, la langue permise], and to test this, he darkened a color in a laboratory (we can suppose) in order to allow another color, juxtaposed, to be brilliant. » Manipuler la couleur, la phrase est explicite, est une conséquence du désir. Les faire jouer l’une contre l’autre, les unes contre les autres, les couleurs, pour dépasser, pour sortir du désir, on peut entendre cela comme le programme « hégélien » du livre. Est-ce que le programme réussit ? Je ne sais pas, je ne crois pas, je ne crois pas que ce programme puisse réussir. Je crois qu’on n’en sort pas, et que Jody Pou arrive à la même conclusion pas du tout malheureuse. On n’en sort pas. Plus tard, vers la fin du livre, Chevreul est toujours là, il est infiniment vieux maintenant. « he now stands in stone, alive, tracing acidental fig juice which holds things together. The glue of his beloved colors. » Selon la logique alchimique du livre, il y a eu transformation, mais enfin, même traduite, c’est toujours – à la fin comme au début – cette même matière collante, poisseuse, sticky, gooey, et qui réunit en secret, à l’abri, les phrases, les stucs, les nous.
    
Peignez-vous, pour nous lier.
    
    
par Stéphane Bouquet