Tessons pour Jody Pou
Quand j’imagine Jody Pou écrire, je la vois bizarrement toujours au même
endroit. Bibliothèque Forney, consacrée aux métiers d’art et à leurs
techniques, bibliothèque très calme et poussiéreuse, sunlit comme elle dit
quelque part / doucement soleilleuse. Ce n’est pas comme si je n’avais pas vue
Jody Pou ailleurs, souvent. A Londres, Rome ou New York, dans des parcs, des
rues, des musées, au bord des fleuves, mais ce n’est pas là qu’elle se tient,
imaginairement, Jody Pou qui écrit. Donc : bibliothèque Forney so that
light could can convey precious thoughts comme elle dit / ainsi la lumière
pouvait pourrait peut transporter des pensées précieuses. Jody Pou est là mais
on ne la voit pas. Elle est entourée de hautes piles de livres consacrés à des
choses ultra-techniques et (dans mon univers) totalement incongrues, du genre
la résistance des métaux, ou les procédés de fabrication des couleurs, ou
l’invention des casses d’imprimerie, ou les savoirs de la médecine médiévale.
Elle lit mais alors très sérieusement ce genre de choses. Elle disparaît
absolument derrière les livres. On entend un cliquetis comme les touches du Mac
qui prendraient des notes. Et aussi qu’elle pense, ou qu’elle écrit, mais cela
ne nous parvient pas directement : ce qu’elle pense / écrit doit traverser
la muraille de livres qui l’entoure. Et lorsque cela, ses pensées précieuses,
nous arrive, c’est par le tamis déformant des épaisseurs de papier, c’est sa
pensée à elle mais totalement traduite. Lorsque j’imagine Jody Pou écrire, je
pense à un visage qui se transforme.
Les livres qui la traduisent, parfois je les connais – John Keats, Anaïs Nin –
mais le plus souvent, non. Ils viennent d’autres univers, ils sont totalement
anti-lyriques et pro-techniques. Si elle parlait non-traduite, directement,
j’imagine que ce serait d’un lyrisme fou, incandescent comme on dit, mais
l’opération de traduction protège, la protège.
Comme Will possède cent voix – celle de Newton, de Pontormo, de Chevreul, de
Van Gogh, des traités médicaux du Moyen âge, des gentes femmes et gentilshommes
des Lumières, etc. – il n’a pas non plus de centre fixe, d’idée unique, de sens
défini. Il est en morceaux. Souvent, j’ai vu Jody Pou se baisser pour ramasser
des tessons bleus ou verts et les montrer à la ronde en disant : ça c’est
quelque chose. La solution de ce geste est dans le livre. Tout n’est que
reflets de reflets, échos d’échos, miroitements, bouts cassés, « three
parts this and one that ,» les phrases elles-mêmes déstructurées. Ce monde
en pièces est l’enjeu du conflit Newton / Keats que Will met allusivement en
scène : l’un a fragmenté scientifiquement les couleurs, brisé l’unité,
l’autre voudrait croire encore à l’existence d’un seul arc-en-ciel. Il écrit un
poème pour le dire. Mais l’arc-en-ciel, dieu sait, est un vieux rêve.
Pour ma part, je lirai volontiers Will comme un immense texte d’amour, où tout
est éclaté / déformé / colorisé pour que ça ne se voit pas trop, presque pas,
pas du tout. Oui, comme un poème secret d’amour / pas un poème d’amour secret,
non un poème secret, un poème qui cache son sens. La voix amoureuse s’efface
(voudrait s’effacer) dans un kaléidoscope de mots, de répétitions, de
luminescences et de technicités, mais parfois, malgré tout, c’est
irrépressible, ça resurgit : à un moment du livre, Jody Pou se moque des
moah et des toah de la lyrique amoureuse, mais plus tard, pourtant, le je et le
tu se redisent si bien, entre dix énonciations de couleur : « tu peux
mesurer ma consistance, tu peux me nommer, tu. »
C’est possible, dit une voix intérieure, c’est possible, c’est pas sûr, c’est
peut-être seulement toi. Lyrique désireuse, c’est peut-être juste le nom de ton
propre vieux rêve.
Une chose pourtant dont je suis sûr : « pour me savoir » sont
les derniers mots de la première partie de Will, et « entendez moi »
les derniers de la seconde partie. Du coup, on peut bien dire que le souci de
soi, de la construction d’un sujet soi traverse tout le livre. Les signes en
sont nombreux. Par exemple, la liste des photos que prit Nadar, de qui et à
quelle date, et qui vient en série au début de Will et qui révèle sûrement
quelque chose sur le désir de portrait ou d’autoportrait du livre. Félix Nadar
photographia Edouard Manet en ou autour de 1863, et Emile Littré en ou autour
de 1860. Jody Pou photographie à son tour : ainsi les deux principales
figures d’écrivains du livre : Anaïs Nin et John Keats : elle,
ultra-narcissique, capable de garder ses « 100+ diaries » intimes,
dans un coffre-fort tellement ils lui semblaient importants ; lui, dont le
nom fut écrit sur de l’eau. L’éventail maximal entre un sujet concentré
névrotiquement sur lui-même et un autre, pas forcément moins névrotique, qui se
disperse n’importe comment. Will fait varier le curseur de l’un à l’autre. De
l’un à l’autre, Jody Pou y cherche son visage.
Donc, je reprends. Lire Will c’est vraiment être bibliothèque Forney : Il
paraît que l’urine des vaches nourries aux feuilles de mangue et ensuite séchée
donne un jaune indien, subtil et raffiné. Il paraît que l’encre noire peut
provenir de l’œuf d’un insecte. Il paraît que « chauffer encore une heure
à 106-108°, 200g de thioamide sèche » etc. Ou bien que « two ounces of human skull
moss taken from dead » sont un remède efficace. La concoction est
une des figures dominantes du livre. Sa propre alchimie du verbe, et donc du
soi. Evidemment, littérairement parlant, l’alchimie en passe beaucoup dans Will
par la circulation incessante entre l’anglais et le français, par ces sauts
continuels d’une langue à l’autre, mais ce n’est qu’un de ses aspects.
L’étymologie aussi est requise dans le vaste laboratoire de la transformation.
Ou ces fragments de vers retrouvés par hasard, qu’on n’est pas sûr de
comprendre, qu’il faut pourtant traduire et qu’on peut du coup parfois lire
comme ci ou ça, ou même ne pas comprendre. La lectrice est incessamment
convoquée à ses élucidations, à ses démêlages du sens, souvent elle doit les
effectuer elle-même.
(En anglais académique, autrement dit en
américain des universités, on a décidé qu’il n’y avait pas de raison que la
lectrice n’englobe pas le lecteur, ça me semble une revendication justifiée, et
je ne crois pas que le féminisme patent de Will trouverait à y redire :
« the shes are left to mistake God » / les elles sont laissées là
pour tromper dieu. The shes : en changeant de visage, de nom, de langue,
Jody Pou change d’assignation. Elle n’est jamais le she qu’on croit.)
Même la lectrice parfaitement bilingue peut être amenée à douter de la justesse
de ses choix. Dans une phrase simple comme : Where women are anxious and resonating and pianos sont noirs brillant,
dans une telle phrase, où commence le français et où finit l’anglais, et si la
lectrice devait lire cela à voix haute, le mot pianos dans quel intervalle
entre les deux langues choisirait-elle de le prononcer ? L’intervalle,
bien sûr, je suppose que c’est le lieu de l’entité Jody Pou. Là même où Nadar
n’a pu prendre de photo.
L’intervalle : « Secret seen : from L. secretus “set
apart, withdrawn, hidden”. »
Peut-on supposer aussi que Jody Pou, américaine, publie ce livre en France pour
rester au secret, dans l’intervalle ? Peut-on supposer que Jody Pou,
américaine, cite Anaïs Nin, écrivain de langue anglaise, mais la cite en
français pour pouvoir écrire tranquillement, hidden, à l’abri :
« Une femme (comme moi, Anaïs Nin) ne devrait se nourrir que de
sperme. » Oui, je le suppose aussi. Mais on aura compris que, supposant
cela, je m’avoue plutôt moi qu’elle. Elle : reste toujours infiniment plus
cachée, plus indécidable.
Le sperme qui est blanc et la peste qui est noire sont les deux premières
couleurs de ce livre qui n’arrêtera plus, ensuite, de versicolorer. La peste
noire, certains médecins de l’époque le croyaient, n’était pas sans lien avec
une surchauffe de sperme féminin inemployé : trop de blanc coagulait,
putréfiait et donnait du noir, selon la logique « concoctive »
qu’affectionne Will. Jody Pou ne croit sans doute pas que cette explication
soit vraie mais un peu quand même. Après tout, si Will raconte (en creux) quelque
chose, c’est sans doute une tentative de sortir de « l’économie du
désir » pour retrouver la « paix. » Car, autrement, le désir est
partout, et le sperme envahissant, mortel. Sortir du désir, c’est l’injonction
suprême que lui fait un « il » étrange dans le livre, une sorte de
« il »-dieu : « Tu devrais être un peu plus
hégélienne. » dit-« il.» C’est un conseil d’ami peut-être, c’est une
histoire d’homme et de femme encore. La vieille histoire, le constant combat.
J’imagine Jody Pou se demander comment être un peu plus hégélienne. La solution
est de s’adonner à un livre, pas signé Hegel en fait mais du vieux chimiste
chenu Chevreul. Chevreul
« declared desire as the motive of the chromatic harmony, oui [notez le
oui de jouissance, le oui encore une fois dans l’autre langue, la langue
permise], and to test this, he darkened a color in a laboratory (we can
suppose) in order to allow another color, juxtaposed, to be brilliant. » Manipuler
la couleur, la phrase est explicite, est une conséquence du désir. Les faire
jouer l’une contre l’autre, les unes contre les autres, les couleurs, pour
dépasser, pour sortir du désir, on peut entendre cela comme le programme
« hégélien » du livre. Est-ce que le programme réussit ? Je ne
sais pas, je ne crois pas, je ne crois pas que ce programme puisse réussir. Je
crois qu’on n’en sort pas, et que Jody Pou arrive à la même conclusion pas du
tout malheureuse. On n’en sort pas. Plus tard, vers la fin du livre, Chevreul
est toujours là, il est infiniment vieux maintenant. « he now stands in stone, alive, tracing
acidental fig juice which holds things together. The glue of his beloved
colors. » Selon la logique alchimique du livre, il y a eu transformation,
mais enfin, même traduite, c’est toujours – à la fin comme au début – cette
même matière collante, poisseuse, sticky, gooey, et qui réunit en secret, à
l’abri, les phrases, les stucs, les nous.
Peignez-vous, pour nous lier.
par Stéphane Bouquet