L’après-midi s’écoule et la mécanique se met en route, de l’odeur qui monte des cuisines, à la mise en place des comédiens, et aux quelques modifications à faire, ajustements, détails de mise en scène ou de musique. Dans les coulisses encore désertes trônent les costumes mais aussi mille signes de l'implication de chacun, des objets, des livres sur le cinéma muet, des discussions sur Jaurès ou sur la Guerre 14, centraux dans la pièce. On sent chez les comédiens du Soleil la force du collectif, l’adhésion à cette pièce montée ensemble, au fil d’un long travail dont la création n’est qu’une étape, une tendance qui s’est accentuée depuis les années 1990, mais renoue aussi avec les racines de la troupe comme peuvent le rappellent les plus fidèles, Serge Nicolaï ou Maurice Durozier : la création collective est la marque de fabrique du Théâtre du Soleil depuis les grandes créations des années 1970 : 1789, 1793, L’Âge d’or et le film Molière. Mais derrière les aventures collectives du Théâtre du Soleil, à chaque instant, une figure est constamment présente, et surgit au détour des discussions nouées avec chacun.
Ariane Mnouchkine nous a reçus dans son bureau dissimulé sous les toits de la Cartoucherie, et nous a accordé ce long entretien. L’occasion de parler de la nouvelle pièce et d’aborder des sujets qui, de longue date, ont nourri les créations du Soleil : la mise en scène, la politique, la relation au public, le théâtre populaire, et la vie de la troupe à travers ses créations collectives.
(En raison de sa longueur cet entretien est divisé en deux parties. La seconde sera publiée demain.)
Avec Les Naufragés du fol espoir, vous surprenez en vous inspirant de Jules Verne, et en construisant à partir de cela une fable politique.
C’est effectivement très directement inspiré de cette belle histoire, mais beaucoup plus inspiré qu’adapté : on a gardé la fable, ou une partie de la fable, mais presque aucun des personnages, ni la fin. En fait, il y a une partie de la problématique de Jules Verne qui moi ne m’intéressait pas beaucoup. Lui est très intéressé par l’idée du chef malgré lui, du héros qui ne veut en fait surtout pas diriger cette « colonie », cette utopie. Il y est forcé parce que l’or déclenche une telle catastrophe, c’est une sorte de mission de maintien de l’ordre, et il se retrouve tyran. Moi, ce qui m’intéressait c’était l’utopie, cette proposition saugrenue et maligne qui est dans le livre, intelligente au fond, je trouvais ça tout à fait passionnant.
Après les deux pièces précédentes et l’idée de ce que vous appellez les « scènes-bulles », vous revenez à l’espace physique de toute la scène, et vous offrez une intrigue prenante, et d’ailleurs deux intrigues, celle de l'équipe qui réalise le film, et celle du film lui-même, le naufrage. Comme par volonté de rendre la pièce plus divertissante.
Ça commence par une femme qui dit : « Qu’est-ce que vous cherchez exactement ? », et l’autre répond, « C’est pour ma thèse. Je fais une recherche sur ce qu’on a appelé le cinéma d’éducation et de récréation populaire ». Cette phrase, elle reprend le nom de la collection des éditions Hetzel : « Bibliothèque d’éducation et de récréation », ce que je trouve une appellation d’une noblesse extraordinaire. Et donc on a gardé ça en référence, nous nous sommes dit au début du spectacle que nous faisions aussi un spectacle pour l’éducation et la récréation populaire. Et moi, je n’ai pas eu à me forcer, c’est ça que j’aime. Pour moi, c’est ça le théâtre populaire. Je pense que le théâtre est éducatif, je pense qu’il est récréatif. Je ne veux pas paraître prétentieuse mais c’est mon but et je pense qu’on fait du théâtre populaire.
« Le théâtre est éducatif et récréatif. »
Et cette fable éducative, elle est aussi singulièrement politique, ce qui peut paraître un pari risqué aujourd’hui ?
Au départ, j’avais envie de faire autre chose, de faire un cycle Shakespeare. Je ne dis pas que Shakespeare n’est pas politique, mais j’ai senti que j’avais tellement envie de faire un spectacle politique que j’étais en train de tordre Shakespeare. Donc j’ai abandonné cette idée, lorsque je suis tombée sur cette fable qui est éminemment politique, et je me suis dit : « voilà, c’est de ça que j’ai envie de parler ».
Ce n’est qu’à la fin des répétitions qu’on a commencé à se dire que nous n’étions pas dans le « courant ». Et ça nous plaisait évidemment, mais on savait que si les gens résistaient, et on était morts. Mais s’ils ne résistaient pas, s’ils sont comme nous, et qu’ils embarquent sur ce bateau, et qu’ils y croient, et que ça leur donne un jus frais dans la bouche, qui leur donne du courage ? Je ne savais pas si on n’allait pas avoir des réactions très cyniques, très intellos. On tendait un peu le dos les premiers jours. Et puis non, cela ne s’est pas passé ainsi, les gens ont embarqué sur le bateau.
Sur scène, justement, cela parle beaucoup de politique, et le personnage de Jean LaPalette, qui réalise le film sur le naufrage, voit même du politique partout.
Oui, oui, lui est un vrai militant, c’est un socialiste comme il y en a eu au théâtre et au cinéma,qui ont fait des choses comme L’Émeute sur la barricade, de petites fables édifiantes, très copiées sur le cinéma le plus bourgeois qui soit puisqu’ils n’avaient pas d’autre exemple, mais avec un contenu politique. Et Jean Lapalette, lui, sent que le cinéma peut et doit être un instrument d’éducation et de militantisme. Et souvent les militants ont tendance à croire que le politique peut tout enserrer. Mais le politique ne peut pas tout enserrer, parfois il y a l’érotisme, parfois la passion, des choses qui font éclater le militantisme, ou alors cela devient d’un didactisme à pleurer.
Quant au message politique, il prend pour prétexte un naufrage, à l’orée de la première Guerre mondiale. Celui d’une époque peut-être ?
On n’a pas pensé ainsi au « naufrage du siècle ». Je ne pense pas qu’on puisse dire que la guerre de 14 est un naufrage, d’ailleurs. On a oublié l’énergie artistique, idéologique, qu’il y avait, tout l’espoir, la science... Tout était là : Einstein, Freud, Marx. Et arrive cette guerre absurde et qui fait passer — en un mois ! — du tout possible à l’invraisemblable. 1914 n’est pas un naufrage, c’est bien pire, une bombe, un fracas, un tremblement de terre qui brise le siècle.
Ici, le naufrage, c’est comme chez Jules Verne ce qui permet la fable, ce qui remet les pendules à zéro, comme cela est dit dans la pièce : « Les circonstances n’ont jamais été aussi favorables, pas d’histoire, pas d’État, pas de monument, nous sommes au commencement du monde ». C’est l’occasion de rappeler par cette histoire que le but de l’humanité c’est d’essayer de vivre ensemble, et bien. Que ce n’est pas de s’exploiter les uns les autres de plus en plus, mais de trouver le modus vivendi pour vivre le moins mal possible ensemble. Et que c’est amusant ! C’est une pièce qui croit à l’utopie, qui montre où gît l’ennemi, et qui y croit !
« Le but de l’humanité, c’est d’essayer de vivre ensemble. Et c’est amusant ! »
Une figure est très présente tout au long de la pièce, alors que la guerre approche : Jaurès.
C’est l’homme de cette époque. C’est un grand historien, un grand écrivain, un grand tribun, un grand homme politique. Nous nous sommes attachés de plus en plus à lui. Je l’aimais déjà beaucoup à cause de son Histoire de la Révolution, mais quand on voit ce que sont les leaders politiques à notre époque, et ce que c’était que lui. Or, notre cheminement n’est pas parti de l’actualité, mais d’une volonté de revirginiser des mots qui pour nous sont importants. Quand Jaurès les prononçait, ils étaient vierges, ils étaient flamboyants, ils étaient incandescents, ils portaient leurs fruits, ils tapaient juste. Aujourd’hui, les mêmes mots dits par des gens qui au fond ne les défendent pas vraiment ne nous touchent plus.
Dans la pièce, il n’y a le mot « Nation », mais il y a « patriote ». Cela soulève un dilemme, dans la pièce : « Pouvait-on être pacifiste sans être un traître et un déserteur, pouvait-on être patriote sans être un bourgeois nationaliste et obtus ? » Et je pense qu’il y a pour la Nation ou l’identité nationale le même dilemme. Est-ce que oui ou non on peut aimer la France, son pays, sans être un réac’ affreux ? Peut-on aussi avoir une vision mondialiste sans être un adepte de la mondialisation économique ? C’est comme quand Marx dit que les ouvriers n’ont pas de patrie et que Jaurès répond quelle blague, bien sûr qu’ils en ont une ! C’est pareil, c’est extrêmement complexe, et c’est ça la politique, il faut avoir le courage, la franchise de cette complexité. La Nation, le rapport qu’on a avec son pays, c’est très complexe. Moi, mon père était juif russe, ma mère était Anglaise, je suis née en France, j’ai énormément voyagé, j’ai des pays que je considère comme des « deuxième pays ». Mais je défends la France, si je suis à l’étranger et que j’entends une connerie sur les Français, je réagis. Vous voyez ce que je veux dire ? On a le droit d’aimer son pays et de défendre les sans papiers : c’est depuis que nous avons abrité des sans papiers que j’ai fait accrocher le drapeau français sur la façade de la Cartoucherie.
« Le théâtre est là pour favoriser une résistance. »
Jaurès, justement, voyait dans le théâtre « un moyen de lutte sociale, de hâter la décomposition d’une société donnée et de préparer l’avènement d’une société nouvelle ». Est-ce une ambition dans laquelle vous vous retrouvez ?
Au moins pour ce qui est de préparer l’avènement d’une société nouvelle, oui. Le théâtre est là pour apporter un éclaircissement, favoriser une résistance.
D’où l’image du phare ?
D’où, dans cette pièce, l’image du phare, oui. Ce que je retiens dans cette image, c’est une lueur obstinée.
(Suite et fin demain.)
Crédits iconographiques : 1. © Pascal Gely / Agence Bernand ; 2. © Théâtre du soleil ; 3. © La Brèche.