Isaac Newton fit cette admirable promesse que le
monde suivait une trajectoire déterministe, puis se fit ironiquement plumer dans le naufrage de la Compagnie des Mers du Sud en 1720. N’importe, cette fièvre de l’absolu étreignit les meilleurs
esprits, astronomes ici, fascinés par le merveilleux ballet des planètes comme Urbain Le Verrier, mathématiciens là, épris de probabilités comme Pierre-Simon de Laplace 1, physiciens surtout comme Richard Feynman, prix Nobel ès qualités en
1965, qui résuma assez le tout : « Voilà les conditions actuelles, que va-t-il arriver maintenant ? ». Vaste conjecture ! Mille générations de savants embarrassés sont ainsi commis à
plancher sur des données toujours plus insuffisantes, à l’image de l’ordinateur géant conçu par Isaac Asimov, sans cesse à court d'informations, qui ne sut pas répondre à cette question avant la
fin de l’univers 2 ! On progressa néanmoins, arraisonnant çà et là quelques inconnues du
système, jusqu’à augurer qu’on les lèverait toutes. L’économie, en quête de puretéEconomie pure
(…) Le poids des réalités renverse toujours les modèles économiques les plus documentés et les mieux huilés, que l'on voudrait à l’égal de la physique déterministe, en proie à des faits plus
permanents, sinon prévisibles. Rien ne fut négligé, depuis Léon Walras et ses « Eléments d’économie politique pure », jusqu’à Maurice Allais et son « Traité d’économie pure » ou encore Milton
Friedman et ses « Essais d’économie positive ». L'absolutisme mathématique marginalisa l'objet initial. La pureté devint une obsession, incantatoire, et l’on perdit de vue l’essentiel. La pureté
absolue, c’est le vide (Bernard Maris) (…)
, ne mégota pas sur la quantité d’algèbre dans cette mère bataille contre l’incertitude. Les progrès ne sont pas manifestes.
Kenneth Arrow, l’une des couronnes suédoises de la discipline, étudia longtemps le raisonnement inductif. Sa conviction vint rapidement que notre connaissance du monde, aussi bien de ses phénomènes naturels que des ressorts de l’espèce, était enrobée de brouillard. Météorologue pendant la Seconde Guerre mondiale, au cœur d’une incertitude cardinale, il se souvint avoir vainement dissuadé des officiers chargés d’établir des prévisions météorologiques pour le mois suivant : « Le général est conscient que ces prévisions sont fausses. Mais, il en a besoin pour planifier sa stratégie 3 ». Bah, un général vaut bien un ministre du budget ! Et la thermodynamique du climat, une hypothèse de croissance ! Ainsi Kenneth Arrow, l’un des piliers du renouveau néoclassique de l'Ecole de Chicago, opinera-t-il sur le tard que « de vastes maux ont découlé de nos certitudes, que ce soit le déterminisme historique (…) ou le radicalisme en économie 3 ». Cette ignorance rationnelle fut développée, dès 1957, par Anthony Downs, qui acheva de démontrer que l’idéologie, c’est-à-dire un système de croyances, était un ingrédient indispensable de la rationalité 4. Certaines idées ont du mal à trouver leur chemin selon leur degré de communion avec l’air du temps et les budgets qui le défendent. Assaisonnées de mathématiques pour mieux circonvenir l’opinion, étouffées par les chiffres, certaines théories pâtissent, mais continuent de plaire.
Quelques courbes firent la Une. Celle d’Arthur Laffer dans les années 1970, crayonnée au dos d'une serviette en papier d’un restaurant à Washington, illustra le fameux trop d’impôt tue l’impôt. En forme de cloche, cette parabole induit qu’au-delà d’un seuil d’imposition théorique, les taxes ont un effet désincitatif 5 sur l’activité économique, jusqu’à provoquer une réduction des recettes fiscales. La Reaganomics ne demandait pas qu’on justifiât tant ses baisses d’impôts ! Hélas, aucune preuve empirique de la pertinence de cette courbe ni de son universalité 6 n’a jamais été avancée, trouvant sur sa route de rudes contradicteurs comme Joseph Stiglitz ou Paul Krugman. Plus hyperbolique, mais non moins célébrée, fut la courbe du néo-zélandais Alban Phillips, qui prononça la relation exclusive du chômage et de l’inflation : ce serait l’un ou l’autre. Hélas, les années 1975 virent l’un et l’autre ! Paul Samuelson, qui fut l’un des plus ardents défenseurs de la courbe de Phillips, dut rendre les armes : « Encore une loi économique fausse ! 7 ». Plus narratif, plus tenace aussi quoique retoqué magistralement, voici enfin l’oukase du chancelier Schmidt, énoncé en 1978, qui liait les profits d’aujourd’hui aux investissements de demain et aux emplois d’après-demain. On connaît assez la suite ! Slogans ou théorèmes increvables, c’est égal : le réel compte peu. Incroyable brièveté de la mémoire financière, cher Galbraith !
Retour au graal newtonien, et à son possible fossoyeur. Voici Edward Lorenz, mathématicien et météorologue, qui, un jour d’hiver 1961, pourrait avoir « fomenté la troisième révolution scientifique du XXe siècle après celle de la relativité et de la mécanique quantique 8 ». Ayant réduit l’atmosphère à sa plus simple expression, Lorenz fit varier les conditions initiales de sa maquette, les vents, les températures, en limitant la précision de ses entrées à la troisième décimale : au-delà pensait-il, commençait un léger souffle d’air, incapable de perturber l’atmosphère à grande échelle. Ce zéphyr renversa tout, car son ordinateur conservait en fait six décimales pour modéliser les flux : d’une mesure à l’autre, ces petites erreurs se révélaient calamiteuses 9 ! La théorie du chaos, dite effet papillon, était née : en 1963, Lorenz montra que trois variables suffisaient pour créer une tournure chaotique. Qu’une dynamique complexe puisse ainsi émerger d’un système purement physique en dit long sur l’inconnaissabilité de phénomènes moins permanents, travaillés par des humeurs changeantes, comme l’Economie, en proie à de multiples causes. La normativité économique libérale, qui fardait des présomptions en vérités dans des univers irréels, eût mérité de sombrer. Le dogme domina, insensible au réel. Et chacun d’opiner doctement sur des séries et des chiffres non stationnaires. A l'entour, inexpugnable, l'instabilité embusquée.
Einstein pensa relativité, Heisenberg fit de l’incertitude un principe. Les économistes, quant à eux, extrapolent ceteris paribus, c’est-à-dire toutes choses égales par ailleurs. Dans ce monde enchanté où la sixième décimale n’existe pas, il y a peu de place pour le cygne noir de Nassim Taleb, le fait imprévu et imprévisible qui renverse tout. Qui aurait pu raisonnablement imaginer la banqueroute de la Russie nucléaire en 1998, la pulvérisation des Deux Tours en 2001, l’effondrement des plus grandes banques d’affaires de Wall Street, jusqu’à la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 ? Le réel est empli d’abrupts, de demi-tours, de battements d’ailes et de sauts quantiques, qui se gaussent des chiffres que l’on encapsule, des courbes qui les montrent et que l’on prolonge pour induire la suite. Seul le passé est déterministe : chaque observation résulte de mille autres, qui interagissent entre elles, infiniment renouvelées et jamais identiques. « En économie, on ne peut recourir à des expériences au sens strict : impossible de refaire l’histoire ; donc on ne peut jamais être sûr de ses conclusions 10 » prévient Joseph Stiglitz. Pourtant, nulle tribune économique ne saurait plus paraître aujourd’hui sérieuse qui ne fût assez dotée de graphiques et de spécialistes pour les commenter, asphyxiés par des chiffres souvent faux avant resucée, des théories incertaines et des graphiques qui cessent d’opérer dès leur parution.
A l’exception d’Emmanuel Todd 11, peu de spécialistes de l’Union Soviétique et de l’Europe de l’Est prédirent la chute de l’Empire Rouge. Cette banqueroute intellectuelle, qui méjugea l'Histoire et l'un de ses contrecoups économiques majeurs, devrait inciter quelques propagandistes orthodoxes à plus de retenue. Et rappeler à tous les autres que les théories les mieux chiffrées cèdent toujours le pas devant l’homme, qui domine tout.
(1) Pierre-Simon Laplace (1814) - « Théorie analytique des probabilités »
Page II - « Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’Univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé seraient présents à ses yeux. »
(2) Ilya Prigogine (1997) - « Les lois du chaos »
Page 27, citant Isaac Asimov, The Last Question (1956) - « … Serons-nous un jour capables de battre le second principe de la thermodynamique ? [ndla : ce principe exprime la croissance de l’entropie au cours du temps et introduit la flèche du temps, en sorte que passé et futur ne jouent plus de rôle symétrique] Telle est la question qu’un peuple, de génération en génération, de civilisation en civilisation, demande à un ordinateur géant. Pourtant l’ordinateur répond toujours : « Les données ne sont pas suffisantes ». Des milliards d’années passent, les étoiles et les galaxies meurent mais l’ordinateur connecté à l’espace-temps continue à calculer. A la fin, l’univers est mort mais l’ordinateur arrive à sa réponse. Il sait maintenant battre le second principe, et c’est à ce moment qu’un nouvel univers naît …»
(3) Peter Bernstein (1998) - « Plus forts que les dieux »
(4) Raymond Boudon (1990) - « L’art de se persuader »
Page 54 - « … C’est pourquoi l’on ne doit pas s’étonner que ce soit un économiste, Anthony Downs, qui ait démontré que l’idéologie est un ingrédient indispensable de la rationalité. Confronté à une décision complexe, l’acteur économique ou politique ne peut, nous dit Downs, accéder à l’information qui lui serait nécessaire pour agir en connaissance de cause. Il lui faut donc se déterminer à partir de croyances plus ou moins solidement fondées… »
(5) Célia Firmin - « La courbe de Laffer »
« … De plus, une étude de Thomas Piketty (1998) portant sur la France conteste également les effets incitatifs des baisses d’impôt sur le revenu à destination des ménages les plus aisés. Il montre ainsi que les fluctuations des revenus d’activité des ménages du centile supérieur et des centiles directement inférieurs de la distribution des revenus dépendent surtout des fluctuations du cycle économique. Dans tous les cas, ces fluctuations sont toujours d’une ampleur beaucoup plus faible que celles du cycle économique ou de la fiscalité. Le fait que la baisse des taux marginaux du barème de 1993-1996 ait mécaniquement conduit à une baisse des recettes fiscales suggèrerait que le sommet de la courbe de Laffer n’aurait pas été atteint en France selon Piketty … »
(6) Georges Dumas (2003) - « La dérive de l’économie française : 1958-1981 »
Page 64 - « … A la vérité, la courbe de Laffer n’a aucune base scientifique ; elle ne figure pas les résultats d’une ou de plusieurs expériences ; elle illustre seulement une hypothèse qui n’est avérée qu’à ses deux extrémités, lorsque le prélèvement atteint 100% du revenu et lorsqu’il est nul. Aucune preuve scientifique de sa pertinence n’a jamais été avancée et il est très probable qu’il n’existe pas de taux optimal de pression fiscale valable dans tous les pays, dans toutes les situations « économiques et pour tous les systèmes fiscaux … »
(7) Bernard Maris (1990) - « Des économistes au-dessus de tout soupçon »
(8) Futura-Sciences, le 17/04/2008 - « Le grand mathématicien et météorologue Edward Lorenz est décédé »
« En montrant que certains systèmes déterministes avaient des limites de prévisibilité, Edward Lorenz a enfoncé le dernier clou dans le cercueil de l'univers cartésien et fomenté ce que certains appellent la troisième révolution scientifique du 20e siècle, après celle de la relativité et de la mécanique quantique », résume Kerry Emanuel, professeur en Sciences atmosphériques au MIT.
(9) James Gleick (1991) - « La théorie du chaos
»
(10) Joseph Stiglitz (2009) - « Quand le capitalisme perd la tête »
(11) Emmanuel Todd (1976) - « La chute finale »