On l’a oublié mais, il y a 20 ans encore, les Russes et les Européens de l’est vivaient sous une tyrannie. Cela paraît complètement ringard aujourd’hui, mais toute foi sociale est totalitaire. Pour Zinoviev (’L’Avenir radieux’), le communisme s’enracine dans les pulsions élémentaires de la nature humaine : esprit grégaire, besoin de sécurité, paresse. Le sentiment populaire ignore le pluralisme, en conteste la légitimité, et pratique spontanément la violence. Dostoïevski prophétisait sur les tendances de la révolution à venir : « pour résoudre définitivement la question sociale, (le révolutionnaire) propose de partager l’humanité en deux parts inégales. Un dixième obtiendra la liberté absolue et une autorité illimitée sur les neuf autres dixièmes qui devront perdre leur personnalité et devenir en quelque sorte un troupeau ; maintenus dans une soumission sans borne, ils atteindront en passant par une série de transformations, à l’état d’innocence primitive, quelque chose comme l’Eden primitif, tout en étant astreints au travail. » N’est-ce pas une bonne illustration de ce que deviendra le régime, de Staline à Brejnev ? Boris Souvarine en décrira l’Etat comme “knouto-bureaucratique”.
A la société « éclairée » par le « marxisme scientifique » de mobiliser en permanence les citoyens. George Orwell, dans ‘1984’ décrivait l’itinéraire d’un tel militant : « à trois ans, le camarade Oguilvy refusait tous les jouets. Il n’acceptait qu’un tambour, une mitraillette et un hélicoptère en miniature. A six ans, une année à l’avance, par une dispense toute spéciale, il rejoignait les Espions (les pionniers). A neuf, il était chef de groupe. A onze, il dénonçait son oncle à la police de la Pensée. Il avait entendu une conversation dont les tendances lui avaient paru criminelles. A dix-sept ans, il était moniteur d’une section de la ligue Anti-sexe des Juniors. A dix-neuf ans, il inventait une grenade à main qui était adoptée par le Ministère de la Paix(…) A vingt-trois ans, il était tué en service commandé. »
La gauche française a voulu expliquer la tyrannie par les origines historiques du régime, la théorie des circonstances exceptionnelles. Pour les historiens anglo-saxons, il faut chercher dans les profondeurs du régime tsariste un mélange de passivité et de sentiment du “collectif”. Avec le poids des circonstances : la dissolution de la société traditionnelle en 1917, une volonté farouche du parti bolchevik de contrôler l’ensemble du pouvoir, la personnalité de Lénine et ses trois décisions immédiates en 1918 :
- 1/ la création d’un appareil policier hors contrôle populaire,
- 2/ le refus de constituer un gouvernement socialiste de coalition,
- 3/ la dissolution de l’Assemblée Constituante après que les élections n’aient désigné qu’une minorité de Bolcheviks.
La première utilisation des camps remonte au 4 juin 1918, lorsque Trotsky, très proche intellectuellement de Lénine, donna l’ordre d’y emprisonner les Tchèques qui refusaient de rendre leurs armes. Lénine en a poursuivi l’usage lors de l’insurrection paysanne de Penza le 9 août 1918. Il l’a codifié dans la résolution Sovnarkom du 5 septembre 1918. Tous les groupes de population “impurs” aux yeux des maîtres du parti y finiront : les koulaks dès 1929, les adversaires de Staline dès 1937, les groupes nationaux soupçonnés de faible patriotisme soviétique et les prisonniers militaires libérés dès 1945, les intellectuels juifs dès 1949, les “dissidents” ensuite.
Selon l’écrivain soviétique dissident Vassili Grossman, « il suffirait de développer logiquement, audacieusement, le système des camps en supprimant tout ce qui freine, tous les défauts, pour qu’il n’y ait plus de différence. Les camps finiraient, un jour, par se fondre à la vie extérieure. Cette fusion, cette disparition de l’antagonisme monde des camps/monde extérieur signifierait l’épanouissement, le triomphe des grands principes. »
Leonid Brejnev, inamovible Secrétaire général du Parti communiste de l’URSS de 1965 à sa mort en 1982, avait défini dans la Constitution du 7 octobre 1977 le régime comme « société socialiste avancée » (‘razvitoe’ en russe). Avis aux amateurs ! Le 14 mars 1990, le député au Parlement fédéral Youri Afanassiev, déclara à la tribune, retransmis par la télévision : « nous avons appris de toute notre histoire ce que c’est que la force. Toute notre histoire, c’est justement la force, la violence. Si notre chef et fondateur (Lénine) a réellement jeté les fondements de quelque chose, c’est l’élévation de la violence, de la terreur de masse, en principe d’Etat. Il a élevé l’illégalité en principe politique de l’Etat. »
Nous préférons suivre pour notre part Emmanuel Lévinas pour qui la démocratie apparaît le seul régime viable : « en se reconnaissant imparfaite, en ménageant un recours à la personne jugée, la justice est déjà la question de l’Etat. Voilà pourquoi la démocratie est le prolongement nécessaire de l’Etat. Elle n’est pas un régime possible parmi d’autres, mais le seul qui convienne. Puisqu’elle sauvegarde la capacité d’améliorer ou de changer la loi en changeant - triste logique ! - de tyran, ce personnage malgré tout indispensable à l’Etat. »
Tout socialisme, dès lors qu’il est une foi à prétention « scientifique » et pas un parti comme les autres, se transforme inévitablement en dictature.
Article repris sur Medium4You